Karl Marx et Friedrich Engels

 

[1843-1850]

 

 

 

 

Le parti de classe

 

Tome I. Théorie, activité

 

Introduction et notes de Roger Dangeville

 

 

 

 

 

 

 

 

Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole

Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec

Courriel : mabergeron@videotron.ca

 

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"

Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web: http://classiques.uqac.ca/

 

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

 

 

 


Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole,

professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec.

Courriel : mailto:mabergeron@videotron.ca

 

 

 

Karl Marx et Friedrich Engels [1843-1850]

 

Le parti de classe

Tome I : Théorie, activité.

 

Introduction, traduction et notes de Roger Dangeville.

Paris : François Maspero, 1973, 191 pp. Petite collection Maspero, no 120.

 

 

 

Polices de caractères utilisés :

 

Pour le texte : Times New Roman, 12 points.

Pour les citations : Times New Roman 10 points.

Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

 

 

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2003 pour Macintosh.

 

Mise en page sur papier format

LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

 

Édition complétée le 6 mai, 2007 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

 


 

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

 

 

 

 

Karl marx, Friedrich engels,

 

Le syndicalisme, l. Théorie, organisation, activité. — II. Contenu et portée des revendications syndicales. Traduction et notes de Roger Dangeville.

 

Karl Marx, Friedrich engels, Le parti de classe. Traduction et notes de Roger Dangeville.

 

Tome l. Théorie, activité.

Tome II. Activité et organisation.

Tome III. Questions d’organisation.

Tome IV. Activités de classe. Index des noms cités dans les quatre volumes. Index analytique.


 

 

 

 

Karl Marx, Friedrich Engels

 

 

Le parti de classe

 

I. Théorie, activité

 

 
Introduction et notes de Roger Dangeville
FRANÇOIS MASPERO l, place Paul-Painlevé PARIS-V 1973

© Librairie François Maspero, Paris, 1973.


 

 

Table des matières

 

Tome I. Théorie, activité

 

 

Avertissement

 

INTRODUCTION

 

Les textes sur le parti dans l’œuvre de Marx-Engels

Théorie marxiste du parti

Parti, classe et cycle historique

Au centre : la violence, la révolution, la dictature du prolétariat

Mouvement social et mouvement politique : but et moyen

Le parti, produit et facteur de l'histoire

Les principes, l'organisation et l'action du parti se déduisent du but communiste

Sans prévision, pas de parti ni de direction révolutionnaire

Partis formels et parti historique

Partis officiels et parti révolutionnaire

Place du parti révolutionnaire dans la société

Place du parti dans la production

Place du parti dans la classe

 

 

1. ACTIVITÉS D’ORGANISATION (1843-1847)

 

Agitation en Allemagne

Création du Comité de correspondance communiste

Lettre du Comité de correspondance communiste de Bruxelles à G. A. Köttgen

Activité au sein de la Ligue des communistes

 

Naissance du parti et du syndicalisme révolutionnaire

Statuts de la Ligue des communistes

Associations démocratiques de Bruxelles

Protocole de séance de l'Association allemande pour la formation des ouvriers, 7-XII-1847, à Londres


 

 

2. PRÉPARATION DE LA RÉVOLUTION (1847-1848)

 

Sur le parti chartiste, l'Allemagne et la Pologne

Discours d'Engels sur la Pologne

Préparation de l'organisation internationale

Activités de parti. Février-mars 1848

 

L'Association démocratique de Bruxelles aux Démocrates éternels réunis à Londres

Le « Débat social » du 6 février sur l'Association démocratique

À M. Julian Harney, rédacteur du « Northern Star »

La situation en Belgique.

 

Lettre de Marx sur son expulsion de Bruxelles

À Monsieur le directeur du journal l' « Alba »

L'action de Cologne

 

 

3. LE PARTI DANS LA RÉVOLUTION (1848-1850)

 

Appel aux travailleurs d'Allemagne

Interventions dans les associations ouvrières

Marx et « La Nouvelle Gazette rhénane »

Phase de la République rouge

Convocation du congrès des unions ouvrières

 


Avertissement

 

 

Retour à la table des matières.

 

La publication des œuvres de Marx-Engels représente un véritable thermomètre de la situation politique et sociale de chaque époque. Aux yeux d’Engels, le nombre d’exemplaires du Manifeste diffusés dans la langue de chaque pays ne mesurait pas seulement la force du mouvement ouvrier, mais encore le développement de l’industrie. Depuis que Lénine a dénoncé les coupures ou mutilations opérées dans les écrits de Marx-Engels, voire la mise sous le boisseau des textes les plus accablants pour la politique suivie par les chefs ouvriers opportunistes, nous savons que le rapport de forces joue de manière encore plus complexe dans l’édition des œuvres des grands classiques.

 

Vers la fin de sa vie, Engels vit clairement que la publication de l’œuvre intégrale serait seule capable d’assurer une authentique vision du système complexe et multiple de Marx, et serait chose ardue. Exposant les obstacles auxquels il se heurtait lui-même dans cette publication, il écrivait le 15-4-1895 à R. Fischer : « Ce à quoi je ne saurais me résigner, c’est de faire subir aux travaux de Marx et aux miens des opérations de castration pour les adapter aux conditions momentanées de l’édition. Comme nous avons écrit avec un certain sans-gêne et avons constamment défendu des idées qui constituent un délit et un crime contre l’Allemagne impériale, la publication ne pourrait se faire à Berlin *, à moins de procéder à de nombreuses omissions. J’ai l’intention de publier les écrits de Marx ainsi que mes petites contributions en édition complète, non par livraisons successives, mais par volumes entiers. »

 

Si nous ne cessons de revendiquer — sans illusion aucune face à l’actuel révisionnisme russe — l’œuvre intégrale de Marx-Engels, c’est qu’à nos yeux elle représente la synthèse de l’expérience des luttes arrières et sanglantes du prolétariat international, bref, le patrimoine théorique et le programme communiste de la classe ouvrière mondiale. De fait, par suite des luttes des classes ouvrières des générations successives de tous les pays, le marxisme est devenu un acquis que l’histoire a amplement confirmé, en dépit des échecs successifs du prolétariat, suivis d’autant de tentatives nouvelles, toujours plus massives. On constate même qu’il sert aujourd’hui, par opposition, de référence à l’argumentation du moindre idéologue bourgeois ou sous-bourgeois.

 

De nos jours, les révolutionnaires de tous les pays du monde tirent leur action pratique des écrits fondamentaux de Marx-Engels, avec hélas, il est vrai, plus ou moins de cohérence ou de fidélité. D’une manière ou d’une autre cependant, le marxisme représente maintenant le fonds commun des révolutionnaires de tous les pays du monde, une sorte de manière, devenue instinctive, de réagir aussi bien qu’un système, hélas plus ou moins complet, de pensée et d’action. Dans les contacts et les discussions avec les révolutionnaires de tout pays, il établit d’emblée une familiarité : une simple référence à tel ou tel chapitre du Manifeste ou du Capital suffit souvent à marquer ou bien l’accord ou le désaccord, et permet le mieux de situer les intentions et l’action.

 

Cette diffusion générale et ces succès ne signifient pas encore — et de loin — le triomphe théorique et pratique du marxisme, car le plus souvent, 99 fois sur 100, il est revendiqué par bribes, se trouve mêlé à d’autres conceptions, ou bien il lui manque, même si l’on prétend être parfaitement marxiste, un simple petit mot — par exemple, celui que soulignait Lénine : la dictature du prolétariat. L’expérience des multiples générations a montré, en effet, que le marxisme doit être intégral en théorie et en pratique pour être lui-même, c’est-à-dire révolutionnaire. Mille fois il a été revendiqué pleinement en paroles, mais abandonné juste sur un point dans l’action précise du moment, et à chaque fois on a constaté qu’irrésistiblement, par sa dialectique matérielle, cette action a déterminé le cours ultérieur du mouvement, appelant d’autres actions à sa suite et adaptant finalement tout le programme à l’opportunisme.

 

S’il est donc une conclusion que le marxiste devrait tirer de l’expérience historique — et non de l’exemple du dernier grand homme —, c’est la nécessité d’un marxisme plein et entier, en théorie comme en pratique, car les deux sont inséparables pour avoir leur sens.

 

 

Les quatre recueils de Marx-Engels sur Le Parti de classe démontrent à l’évidence que la théorie du prolétariat est indissolublement liée à une action, à une force — à l’activité du parti politique par lequel les ouvriers se constituent en classe, en se donnant un programme unique, sous peine de se diviser en fractions catégorielles ou nationales et de mener des actions qui se contrarient les unes les autres ; bref, le programme doit être unique et invariable, sous peine que le prolétariat cesse d’être une seule et même classe depuis ses origines et que le mouvement d’hier soit coupé de celui d’aujourd’hui et de demain. Le marxisme représente ce programme fondamental, dont le parti, dans les hauts et les bas (qui affectent ses effectifs et sa puissance physique, puisqu’il est praxis et force), est le garant par-dessus les frontières et les générations successives.

 

Les problèmes du communisme ne se résolvent pas en quelques principes. L’œuvre de Marx-Engels tient compte de toute la complexité et de la multiplicité des situations réelles qu’elle systématise et coordonne en un ensemble qui forme le programme d’action de la révolution mondiale.

 

D’où l’insistance d’Engels pour la publication de l’intégralité de l’œuvre marxiste. Cet ensemble théorique, si complexe et si monumental soit-il, est à la mesure des tâches pratiques gigantesques de la révolution internationale de demain. Certes, il ne s’agit pas d’une tâche d’un individu ou d’un comité d’individualités, pas plus que d’un problème technique de compétence ou de facultés intellectuelles. C’est une question de force, d’orientation et de conscience, et cela a été et sera l’œuvre collective du véritable parti de classe du prolétariat international.

 

Le prolétariat a souvent tenté une révolution et celle-ci réussit même parfois momentanément, sans que l’œuvre de Marx-Engels fût entièrement découverte. Mais il saute aux yeux que son succès a été d’autant plus grand que sa conscience était plus ample, plus cohérente et plus claire, et qu’elle dictait le plus fidèlement et le plus énergiquement l’action révolutionnaire. Dans la conception marxiste, la révolution n’est pas un simple fait physique, l’explosion spontanée des antagonismes de classes : avant de se constituer en classe dominante en conquérant le pouvoir politique, le prolétariat doit se constituer en classe autonome, donc en parti distinct, avec son programme et ses buts propres. Dans ce parti ouvrier, les niveaux de formation, d’ancienneté, les capacités, la disponibilité, la force des individus varient considérablement, et il- ne peut en être autrement dans cette société de classes, surtout quand il s’agit de la classe la plus basse et de la plus exploitée.

 

Le parti, en tant qu’organe centralisé, doit donc avant tout se donner le plein programme marxiste fondamental. Et c’est ce qui fut fait tant que le prolétariat agissait effectivement comme classe, en faisant trembler toute la société, et n’était pas cette masse informe du peuple (version gauchiste) ou de la nation (faux communistes de Russie ou de France). À la suite d’un travail inlassable, Marx-Engels avaient réussi à donner leur programme à la Ire Internationale et, par ce truchement, au futur parti ouvrier allemand, français, russe, etc. ; de sorte que le marxisme fut d’emblée le programme fondamental de la Seconde Internationale, et Lénine créa la Troisième « simplement » en restaurant le plein marxisme, reliant ainsi toutes les luttes du passé à celles du présent, et soudant le prolétariat de tous les pays en un parti communiste mondial.

 

Dans ce processus, ce ne sont pas les personnes qui l’emportent, mais la fidélité au programme intégral de la collectivité ouvrière : les merveilleux militants que furent les Kautsky (tant qu’il fut révolutionnaire) et Lénine confrontaient au texte de Marx-Engels chaque fait, chaque idée qu’ils analysaient, et dans la polémique ils se référaient toujours, pour avoir raison de l’adversaire et mieux encore des difficultés de l’histoire, à un écrit des classiques. Les autres militants n’avaient sans doute ni le temps ni l’énergie de s’assimiler l’énorme masse des textes classiques, mais les dirigeants citaient leur source, en développant leur argumentation à la face de tout le parti qui, à tout moment, avait tous les éléments, non pas pour s’ébahir sur le chef génial, mais pour juger sur pièces, en se formant et en assimilant les connaissances dès lors toutes pratiques.

 

C’est ce rôle irremplaçable de guide suprême de l’action du parti que jouent les écrits complets de Marx-Engels. Dans cet après-guerre, un parti international ouvrier — issu de la Gauche communiste italienne — s’est constitué sur cette base pour nouer le FIL entre le passé et le futur révolutionnaires, entre prolétariat des pays développés et sous-développés. Les réunions centrales traitaient les problèmes au plus haut niveau théorique, en exhibant les textes jaunis de Marx-Engels ; les militants les plus anciennement formés rapportaient ensuite la parole dans leurs groupes respectifs, au niveau des autres militants qui, à leur tour — comme tous les autres —, les exposaient à l’extérieur dans le travail pratique. Le mouvement de préparation des réunions centrales repartait ensuite des points de la périphérie : le tout fonctionnait comme un organisme vivant, unitaire, coordonné, centralisé au maximum, mais de manière impersonnelle, bref, classiste. Groupe sans importance ? Mais d’où Mai 1968 — ce 1905 de notre temps — est-il donc venu ? En tout cas, non des partis « ouvriers » aux effectifs éléphantesques, qui ont tout fait, pendant et après, pour exorciser ces journées de désordre et de violence.

 

Dans la phase de préparation révolutionnaire, par la restauration du marxisme et l’organisation des forces ouvrières, qui a suivi le premier heurt de 1968, le thermomètre a singulièrement monté, et les œuvres de Marx-Engels se sont diffusées à une échelle jamais encore vue. En ce qui concerne la propagation de l’œuvre de Marx-Engels — dont chaque texte nouvellement publié révèle une lacune ou une incompréhension du mouvement du passé, donc une victoire du mouvement actuel qui renoue avec ses sources vives —, nous ne pouvons, hélas, avoir accès aux manuscrits qui dorment encore dans les tiroirs ou dans ces éteignoirs que sont les instituts. Nous ne pouvons donc que traduire le plus possible ce qui existe déjà dans l’une ou l’autre langue dans lesquelles écrivaient Marx-Engels. Pour cela, nous relions les textes entre eux et à ceux qui sont déjà bien connus, car il faut à tout prix éviter une discontinuité artificielle dans l’œuvre et la pensée marxistes. C’est donc en un sens très modeste que nous « complétons »  peu à peu l’édition « incomplète » de Marx-Engels.

 

Nous avons commencé par la traduction des Fondements de la critique de l’économie politique (Grundrisse, Éditions 10/18) qui sont l’ébauche originale — et non le brouillon ou double — du Capital resté inachevé, ainsi que le VIe Chapitre inédit du Capital (Éditions 10/18). Tous deux forment à chaque fois un tout, entièrement inédit et mis pour la première fois à la portée des lecteurs de langue française.

 

Bientôt, cependant, la question des recueils s’est posée avec les Écrits militaires * de Marx-Engels, qui constituent le quart de leur œuvre connue et restent ignorés du public français, au point que celui-ci ne sait même pas que ces sujets font partie intégrante du marxisme.

 

Il nous faut donc aborder la question de savoir quelle est la signification des recueils traitant de sujets particuliers, surtout si l’on sait qu’Engels souhaitait que l’on publiât les œuvres complètes.

 

Les Fondements qui constituent un seul bloc de plus de mille pages, peuvent être considérés comme complétant l’œuvre déjà publiée en français. D’ailleurs, ils faisaient partie des Œuvres complètes (mega), créées par Riazanov au lendemain de la révolution d’Octobre. À la rigueur on peut en dire autant du recueil d’articles de Marx-Engels sur la Guerre Civile aux États-Unis (Éditions 10/18, 1970, 318 p.) qui rassemble les articles sur cette question.

 

Mais il faut placer à un autre niveau les trois volumes, présentés ici, sur Le Parti de classe. Ils sont une construction de textes et passages épars dans l’œuvre de Marx-Engels, et correspondent à des besoins et une activité déterminée de la lutte de classe. Nous dirions que c’est un travail de militant.

 

Marx lui-même a inauguré le système de l’édition de recueils sur des thèmes déterminés pour les besoins de la lutte politique, pour systématiser et clarifier des questions particulières en vue de la formation révolutionnaire ou, enfin, pour servir d’armes théoriques contre l’idéologie adverse. Pauvre émigré politique en Angleterre, sans droits civiques, Marx se permit néanmoins d’attaquer le chef du gouvernement le plus puissant du monde, Lord Palmerston. Pour les besoins de la lutte, il fit reproduire ses articles pamphlets de la New York Tribune contre Palmerston dans le journal chartiste People’s Papers, puis le Glasgow Sentinel qui reproduisit Palmerston et la Pologne, enfin Tucker diffusa le recueil contre Palmerston à une vingtaine de milliers d’exemplaires. Eléanore, la fille de Marx, reprit le tout, complété par d’autres articles, en 1899, sous le titre L’Histoire de la vie de Lord Palmerston.

 

À l’instigation de Marx-Engels, Deville — d’une manière, hélas, maladroite — a même conçu un abrégé du Capital. De tels textes alimentent la lutte pratique, notamment syndicale, et leur maniement permet aux militants d’accéder à des ouvrages plus complexes.

 

Le recueil traitant d’un thème déterminé, la chronologie peut y apporter un élément de clarté, mais il doit surtout s’ordonner en fonction de son sujet. Il est inévitable qu’il contienne des fragments et des extraits. A vouloir recueillir à chaque fois le texte tout entier, on y introduirait d’incessantes digressions qui gonfleraient démesurément le recueil et ferait perdre le fil du sujet. En fait, plus un recueil est complet, plus il doit accueillir jusqu’aux fragments les plus petits sur le thème donné.

 

Tout cela montre les limites étroites des recueils. Ceux-ci seront toujours imparfaits et susceptibles d’être complétés. Mais de toute façon ils s’insèrent dans l’œuvre déjà publiée ou préparent les publications à venir. Cela nous amène au cœur du problème: c’est parce qu’ils forment une théorie, dont toutes les parties sont cohérentes, que les écrits de Marx-Engels peuvent être mis en recueils, ceux-ci formant eux-mêmes à chaque fois un tout et s’encadrant dans la doctrine générale.

 

C’est ce qui permet de tirer les textes aussi bien d’ouvrages publiés qu’inédits, de manuscrits d’études que de la correspondance, de notes privées que de discours publics. Dès lors, le critère pour juger d’un recueil est politique, et n’a plus rien de pédant : les textes sont-ils conformes à la pensée révolutionnaire de Marx-Engels, ou sont-ils opportunistes, déformants, incohérents et servent-ils une cause non révolutionnaire ?

 

La question du parti de classe est au centre de toute la pensée de Marx-Engels — elle en est même la clé. Pour être saisie, elle suppose chez le lecteur une adhésion, un engagement et une action politique. De même, les textes sur le parti sont le fruit de l’action politique de Marx-Engels. Bref, c’est un ouvrage de classe au sens le plus fort du terme, il échappe à la compréhension aussi bien bourgeoise que populaire. Beaucoup de choses ont été écrites sur la notion de parti chez Marx-Engels ; mais seuls des militants actifs et, de surcroît, théoriquement en règle ont pu saisir le sens de classe du parti. Et comment pourrait-il en être autrement, puisque dans leurs textes de parti Marx-Engels n’ont pas seulement écrit, mais agissaient encore. Un bourgeois éclairé peut toujours s’ébahir sur tel ou tel aspect du marxisme, mais il ne comprendra jamais que, pour se constituer en classe, le prolétariat s’organise en parti. Il ne le pourra pas, car il sépare dans le marxisme la théorie de la pratique.

 

Les textes de Marx-Engels sur le parti montrent le plus clairement que l’œuvre théorique — même si elle fournit la doctrine achevée du prolétariat moderne, qui n’a plus à être complétée, ni à être révisée ou améliorée — est cependant inachevée au sens où l’activité théorique introduit l’activité pratique, où la théorie n’est qu’un mouvement initial vers l’action, un premier pas, une première victoire qu’il reste à parfaire dans l’action. En ce sens, les textes sur le parti donnent forcément l’impression, plus que tous les autres, d’une ébauche, puisqu’ils sont un début, et portent sur une première activité pratique, celle de la théorisation et de l’organisation du prolétariat.

 

Le recueil sur le parti se rattache au précédent publié par les éditions Maspero : Marx-Engels, Le Syndicalisme. En effet, l’organisation économique forme la base du parti politique de classe. Cependant, le sujet était trop vaste pour être épuisé en quatre tomes, et c’est pourquoi, après avoir rassemblé les textes sur la théorie générale du parti et l’activité militante de Marx-Engels, nous présenterons dans des recueils ultérieurs les textes de Marx-Engels sur Le Mouvement ouvrier français et La Social-Démocratie allemande.

 

Les textes sur le Mouvement ouvrier français fournissent l’anneau, qui manque actuellement, entre les luttes de préparation révolutionnaire et les héroïques tentatives révolutionnaires du prolétariat de 1848 et 1871 (Les Luttes de classes en France. 1848-1850 et La Guerre civile en France. 1871), bref ils donnent l’indispensable liaison entre luttes pour la conquête du pouvoir d’État et luttes pour l’organisation du prolétariat en parti.

 

Distinguer entre des pages « vraiment importantes » (par exemple, les Fondements et le VIe Chapitre inédit du Capital) et les « ouvrages de circonstance » (par exemple, les Écrits sur Palmerston et le recueil sur La Guerre civile aux États-Unis), comme le fait L’Humanité du 5-5-1972 déjà citée, c’est non seulement agir en marchand de tapis ou en professeur qui annote et sanctionne, mais c’est surtout opposer la théorie à la pratique. C’est ne pas comprendre que la théorie doit imprégner aussi bien l’action que la polémique. Bref, c’est ne pas voir que toute l’œuvre de Marx-Engels est activité de parti.


 

 

Introduction

 

 

Les textes sur le parti dans l’œuvre de Marx-Engels

 

 

 

 

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Aux yeux de Marx-Engels, rien n’est moins abstrait que la fameuse condition « subjective » de la révolution : le parti de classe. De tous les textes où il en est question, il ressort dès l’abord que le parti fait charnière — ou mieux, levier — entre le travail productif et l’activité révolutionnaire du prolétariat, entre l’économie et la politique, et surtout entre la théorie et la pratique. Il plonge des racines profondes dans la classe ouvrière, voire dans le mode de production, puisque sa tâche est de diriger la transformation de la société, en s’appuyant sur tous les ressorts de l’activité économique, politique et organisationnelle.

 

Le Capital, dans la structure que lui a donnée Marx, nous permet d’abord de suivre la genèse de la classe dans la base économique.

 

Dans le premier livre, Marx analyse le devenir de la force de travail ouvrière. Sur le marché, dans la circulation, elle prend la forme marchande du salaire [1] ; elle passe ensuite dans le procès de production pour y créer de la plus-value, autrement dit, se reproduire elle-même comme capital variable, et créer le capital à une échelle croissante. Dans ce procès sans cesse élargi, la manufacture devient grande industrie, et la lutte entre travail et capital prend plus d’ampleur et d’acharnement.

 

Dans le deuxième livre, Marx étudie le procès social de la circulation du capital entre les diverses branches de distribution et de production, en suivant la course du capital dans ses divers éléments constitutifs. Enfin, dans le troisième livre, il analyse le procès d’ensemble du mode le production capitaliste, y compris l’agriculture, en en dégageant les lois essentielles avec — entre autres — la lai de la baisse tendancielle du profit et ses contradictions croissantes. Et il achève l’étude de la base économique par l’analyse des trois revenus capitalistes fondamentaux et leurs sources qui culmine dans le chapitre inachevé et ce n’est pas un hasard sur les classes [2] : les entrepreneurs capitalistes, les propriétaires fonciers et les propriétaires de la simple force de travail.

 

Ce n’est que dans les ouvrages ultérieurs de critique politique que Marx étudiera l’action des superstructures politiques et idéologiques, par exemple la lutte des partis et de l’État dans Le Dix-huit Brumaire, Les Luttes de classes en France, prenant cette fois non plus l’Angleterre comme modèle classique, mais surtout la France. C’est à ce niveau, mais en liaison indissoluble avec la base économique du mode de production donné, que se situent les textes de Marx-Engels sur le parti. L’originalité de cette conception, c’est qu’elle relie solidement la lutte, économique et politique, des masses révolutionnaires à celles idéologiques de l’avant-garde, dont Marx-Engels eux-mêmes en tant que théoriciens et organisateurs de la lutte du prolétariat.

 

 

Dans les textes sur le parti, plus que dans tous les autres, la théorie rejoint la pratique dans l’action révolutionnaire. C’est pourquoi l’essentiel y côtoie mille détails, incidents, manifestations de groupes et de personnes, l’activité du parti s’effectuant toujours dans le rapport des forces complexes du moment. Ces textes sont donc, en un très large sens, historiquement circonstanciés, et ils ne peuvent être autrement que touffus. Dans les notes en bas de page, nous situons à chaque fois brièvement les écrits dans le contexte historique et politique de l’activité donnée de parti. En ce qui concerne les multiples personnages, nous renvoyons le lecteur à l’index des personnes. Cela nous permettra d’alléger les notes en bas de page.

 

La moindre difficulté n’a pas été de sélectionner les écrits qui portent plus précisément sur le parti [3]. Nous nous sommes efforcés de relier entre eux, au moyen de notes historiques, tous les articles, comptes rendus d’activité, protocoles, adresses, correspondances et passages relatifs à cette question. La tâche nous a été grandement facilitée par le fait que nous suivons en général l’ordre chronologique grâce auquel la logique du développement ressort le mieux.

 

Ainsi, la première partie traite avant tout de l’activité de parti de Marx-Engels :  d’abord, leur travail de militants dans l’organisation de la Ligue des communistes, puis la coordination internationale du mouvement démocratique et ouvrier, et la préparation idéologique des différentes organisations aux tâches de la révolution de 1848-1849. On passe ensuite à l’activité révolutionnaire de Marx-Engels dans le mouvement allemand, les clubs ouvriers, la presse et la Ligue de 1848 à 1850 ; l’organisation du repli des forces révolutionnaires vaincues, et l’intense activité théorique déployée durant la période contre-révolutionnaire de 1850 à 1863, dans laquelle Marx-Engels tirent en quelque sorte les conclusions de toute la période historique écoulée, comme base d’action de la suivante.

 

La seconde partie porte, d’une manière plus étroite, sur les questions propres au parti : la création du Conseil central de l’internationale ouvrière, la préparation des congrès, les problèmes d’affiliation et d’organisation ; la liaison avec les syndicats, les coopératives, les mouvements nationaux ; les rapports avec les autres partis bourgeois ou petits-bourgeois, et en général : l’activité organisatrice du prolétariat en lutte sur le plan économique et politique, les questions de l’internationalisme prolétarien, sans parler des rapports du Conseil central avec les différentes sections de l’Internationale dans tous les pays, ses polémiques avec les trade-unionistes aussi bien qu’avec les autres sectes, proudhoniennes et bakouniniennes. Comme dans la première partie, Marx-Engels sont amenés à tirer les enseignements les plus frappants de toute cette nouvelle phase d’organisation du prolétariat, lors du reflux de la vague révolutionnaire après la défaite de la Commune, à l’occasion de la polémique avec les anarchistes. Ils portent sur la manière d’organiser la retraite des combattants, de sauver les principes et le prestige de l’Internationale de la débâcle générale, afin d’être préparé au mieux lorsque les conditions générales pousseront de nouveau à la création d’une nouvelle Internationale, plus forte et plus consciente encore que la première.

 

Cette période constitue en quelque sorte le sommet de ce recueil sur le parti, puisque l’activité théorique de Marx-Engels y rejoint la pratique, dans l’effort d’organisation du prolétariat international en classe, donc en parti, qui débouche sur la révolution, avec la tentative héroïque du prolétariat parisien de se constituer en classe dominante lors de la Commune.

 

Les textes sur le parti ne manquent pas pour la période consécutive à la dissolution de la Ire Internationale, au contraire. Ils sont même si nombreux qu’il eût fallu plusieurs tomes pour les reproduire. Nous nous sommes donc contentés, pour l’heure, de rassembler quelques textes autour des points particulièrement significatifs. Le centre de gravité du mouvement ouvrier international s’étant déplacé vers l’Allemagne après 1871, nous reproduisons d’abord les textes de Marx-Engels sur la formation du parti social-démocrate allemand et la question de la fusion avec les éléments lassalléens qui, si elle a renforcé du point de vue numérique le parti allemand, n’a pas eu le même effet du point de vue révolutionnaire puisqu’il aggravait son caractère social-démocrate et rendait plus difficile — c’est le moins qu’on puisse dire — son développement vers le communisme.

 

Les textes sur la formation du parti en Angleterre et en France témoignent de ce que l’avant-garde se heurta à des difficultés non moins grandes dans ces pays [4]. Les rapports de Marx-Engels avec les révolutionnaires russes témoignent également de ce que l’aggravation des conditions matérielles de la Russie permettait d’y aborder les problèmes du parti avec un esprit et une volonté plus révolutionnaires que dans les pays où l’histoire mettait encore à l’ordre du jour un parlementarisme révolutionnaire évoluant dans des conditions générales de moindre tension économique et politique.

 

Enfin, nous reproduirons des textes sur des questions « particulières », la presse du  parti, la violence, les chefs,  les intellectuels et  la popularité, la « question agraire », la corruption parlementaire, la reconstitution de l’Internationale, etc..

 

S’il a été difficile pour Marx de faire un « tout esthétique » de ses études économiques dans Le Capital, une telle prétention n’aurait aucun sens pour les textes sur le parti qui sont inextricablement reliés à toutes les parties de l’œuvre théorique ainsi qu’à l’action quotidienne et historique. Certes, un fil solide et cohérent les relie tous, mais plus que tous les autres écrits, ils sont semi-élaborés et attendent l’heure révolutionnaire pour devenir limpides aux yeux de tous et retrouver leur meilleure écriture : l’action révolutionnaire.


 

 

Théorie marxiste du parti

 

 

 

 

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Dans cette introduction, nous nous efforçons de grouper en ordre logique les formulations de Marx-Engels sur le parti, celles-ci étant éparses dans leurs écrits les plus divers — ouvrages publiés ou inédits, études, notes, correspondance, discours, manifestes, exposés et interventions dans des réunions publiques ou de parti, etc. Elles jaillissent, ici, en conclusion de la critique économique, philosophique ou historique, là, de l’activité politique, syndicale ou organisatrice, de Marx-Engels, comme synthèse et guide de l’action du prolétariat.

 

Pour esquisser la conception générale du parti, de son mode d’action, de sa nature, de sa fonction et de son but historiques, tout au long de cette introduction, nous reproduirons donc les citations de Marx-Engels qui forment, chaque fois, les points de repère ou jalons de l’exposé.

 

Pour définir les classes, la science moderne bourgeoise procède selon la vieille méthode métaphysique : elle prend un instantané de la société à un moment donné, et analyse ensuite ce modèle ou tableau pour cataloguer les divers groupes d’individus qui forment la collectivité. Puis les statisticiens, sociologues et démographes — gens à courte vue s’il en est — y effectuent mille divisions, faisant observer qu’il n’y a pas deux, trois ou quatre classes, mais qu’on peut en déceler dix, vingt, voire cent, séparées entre elles par des gradations successives et des zones intermédiaires indéfinissables.

 

À l’instar de la bonne vieille dialectique, la critique marxiste voit l’histoire comme un film qui déroule ses tableaux les uns après les autres : c’est dans les caractères saillants de ce mouvement que la classe doit être cherchée et reconnue. On obtient alors des éléments bien différents pour distinguer le protagoniste du drame social qu’est la classe, et en fixer les caractéristiques, l’action, le but, qui se précisent d’une manière concrète par une uniformité évidente au travers des changements d’une multitude de faits. Alors que la photographie n’enregistre qu’une froide série de données dépourvues de vie, la dialectique marxiste permet de distinguer la classe dans sa dynamique.

 

Pour dire qu’une classe existe et agit à un certain moment de l’histoire, il ne suffit donc pas de connaître, par exemple, le nombre des marchands de Paris sous

 

Louis XVI, ou des landlords anglais au XVIIIe, ou encore celui des ouvriers des manufactures belges à la veille du XIXe siècle. Il faut soumettre toute une période historique à une analyse logique pour y retrouver un mouvement social, donc politique, qui cherche sa vole à travers des hauts et des bas, des erreurs et des succès, mais dont l’adhésion au système d’intérêts d’un groupe ou d’une masse d’hommes placés dans une position déterminée par le système de production soit évidente [5]. Friedrich Engels a donné une première démonstration de cette méthode dans La Situation des classes laborieuses en Angleterre (1845), en expliquant le sens de toute une série de mouvements économiques et politiques d’une masse d’hommes placés dans des conditions semblables.

 

 

La conception marxiste trouve la clé du mouvement historique, en suivant le processus de genèse, de développement et de transformation des classes. Au lieu de photographier, elle cinématographie la réalité ; au lieu d’une image fixe, achevée et définitive, elle saisit le mouvement, le lien, la relation.

 

Que l’on nous pardonne une petite parenthèse « philosophique ». Dans l’analyse de la société, comme dans celle des classes, ce qui compte c’est l’étude des rapports (qui ne déterminent pas tant la production en Soi que la forme sous laquelle celle-ci s’effectue). Car l’essentiel n’est pas de reconnaître la quantité ou la matière brute de la classe ou de la production, mais son mode d’activité, la forme sous laquelle la « matière » se meut, puisque dans la nature fout est mouvement — donc rapport, échange ou métabolisme.

 

Ce rapport entre la masse et le mouvement que l’on retrouve à un niveau plus complexe dans le rapport masse-parti, dont la synthèse forme la classe, Marx l’explicite dans le passage suivant à propos de la production : « En se réalisant dans la matière, le travail vivant en modifie la forme : cette transformation est déterminée par la finalité du travail et l’activité efficace de celui-ci ; il ne s’agit pas de l’impression d’une forme extérieure à la matière, simple apparence fugitive de son existence comme dans les objets inertes. La matière du travail se conserve sous une forme déterminée en étant transformée et soumise à la finalité du travail. Le travail est un feu vivant qui façonne la matière. Il est ce qu’il y a de périssable et de temporel en elle, c’est le façonnage de l’objet par le temps vivant [6]. »

 

De même, la classe se distingue par sa forme et son mode spécifique d’activité, c’est-à-dire d’abord par ses conditions de vie et de rémunération, ses créations matérielles et intellectuelles, puis son mode d’organisation et d’ordonnancement dans la distribution,. les échanges, la production et la société civile et politique. Sur cette large base, il s’agit enfin de découvrir ce qui constitue le moteur du développement.

 

 

Dans le chapitre sur les bourgeois et prolétaires du Manifeste, Marx le découvre en retraçant le cours historique de la classe ouvrière, depuis sa naissance, avec la formation de l’industrie capitaliste, son développement en plusieurs périodes de croissance, jusqu’à son extinction ou abolition avec le mode de production collectiviste. Après avoir mis en évidence le rapport de la classe avec le mode de production, Marx souligne que le prolétariat traverse les stades successifs de son développement grâce à son activité et sa forme d’organisation dans la lutte de classe.

 

« Le prolétariat passe par différentes phases de développement. Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même.

 

« Au début, la lutte est engagée par des ouvriers isolés; puis ce sont les ouvriers d’une fabrique, enfin les ouvriers d’une branche d’industrie d’un même centre qui combattent contre tel bourgeois qui les exploite directement. Ils dirigent leurs attaques non seulement contre le système bourgeois de production, mais encore contre les instruments de production eux-mêmes ; ils détruisent les machines provenant de la concurrence étrangère, mettent le feu aux fabriques : ils s’efforcent de reconquérir la position perdue du travailleur médiéval.

 

« À ce stade, les travailleurs forment une masse disséminée à travers tout le pays et divisée par la concurrence. Parfois, ils se rapprochent pour former un seul bloc. Cette action n’est cependant pas encore le résultat de leur propre union, mais celui de l’union de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques [renverser les classes féodales au pouvoir], doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et est encore capable de le faire. À ce stade, les prolétaires ne combattent pas encore leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, les vestiges de la monarchie absolue, les propriétaires fonciers, les bourgeois non industriels, les petits-bourgeois. Tout le mouvement historique est ainsi concentré entre les mains de la bourgeoisie : toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire de la bourgeoisie.

 

Or, le développement de l’industrie n’a pas pour seul effet d’accroître le prolétariat, mais encore de l’agglomérer en masses de plus en plus compactes. Le prolétariat sent sa force grandir. Les intérêts, les situations se nivellent de plus en plus en son sein à mesure que le machinisme efface les différences dans le travail [non la production] et ramène presque partout le salaire à un niveau également bas. La concurrence accrue à laquelle se livrent les bourgeois et les crises commerciales qui en découlent rendent le salaire des ouvriers de plus en plus instable. Le perfectionnement incessant et toujours plus poussé du machinisme rend leur condition de plus en plus précaire. Les heurts individuels entre les ouvriers et les bourgeois prennent de plus en plus un caractère de collision entre deux classes. Bientôt les ouvriers s’efforcent de monter des coalitions contre les bourgeois ; ils se groupent pour défendre leur salaire. Ils vont jusqu’à fonder des associations durables pour constituer des réserves en vue de révoltes éventuelles. Ça et là, la lutte éclate sous forme d’émeutes. »

 

Nous interrompons ici cette citation pour dégager une première conclusion, d’abord de Marx lui-même : « Les conditions économiques ont d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est-elle déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même [7]. »

 

Une première phase de la formation de classe du prolétariat est donc atteinte, toute déterminée par l’économie, les besoins de la production et de l’exploitation capitalistes. Ce résultat historique reste acquis en gros même si les prolétaires ne se considèrent pas eux-mêmes comme faisant partie d’une classe autonome et opposée aux capitalistes et aux propriétaires fonciers. Pour des raisons qui ne doivent certes rien à la volonté, mais au déterminisme social et à la pression adverse, ils n’en restent donc pas moins, dans cet état, une classe, exploitée par les capitalistes, une classe certes inconsciente, mais néanmoins potentiellement révolutionnaire. Ne travaillent-ils pas comme esclaves salariés dans les entreprises capitalistes, leur sueur et leur surtravail y créant la plus-value, donc la surproduction, la concentration et, à terme, les crises qui ébranlent périodiquement les bases mêmes du mode de, production capitaliste ? Le travail associé, d’innombrables prolétaires sans réserve aggrave, en outre, sans relâche la contradiction fondamentale entre appropriation privée des moyens de production et socialisation croissante de la production [8].

 

Reprenons à présent la citation du Manifeste sur la formation historique du prolétariat :

 

« De temps à autre, les travailleurs sont victorieux, mais leur triomphe est éphémère. Le vrai résultat de leurs luttes, ce n’est pas le résultat immédiat, mais l’union de plus en plus étendue des travailleurs. Cette union est facilitée par l’accroissement des moyens de communication créés par la grande industrie qui mettent en relations les diverses localités. Or, ces liaisons sont nécessaires pour centraliser en une lutte nationale, en une lutte de classe, les nombreuses luttes locales qui ont partout le même caractère. Or, toute lutte de classe est une lutte politique. Et l’union que les bourgeois du Moyen Âge mettaient des siècles à établir par leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes l’effectuent en quelques années grâce aux chemins de fer.

 

« Cette organisation des prolétaires en une classe, et donc en un parti politique, est à tout moment détruite par la concurrence des ouvriers entre eux. Mais elle renaît sans cesse, toujours plus forte, plus solide, plus puissante. »

 

 

Ainsi, Marx a mis au jour deux phases de développement du prolétariat en classe :  la première toute économique, dans laquelle le prolétariat devient une classe pour les capitalistes qui l’exploitent, et où l’activité des ouvriers se ramène essentiellement à une forme de lutte économique, de revendications pour des conditions meilleures de travail, de rémunération et de vie. Et de souligner que même ces luttes économiques nécessitent une certaine organisation déterminée des prolétaires, ceux-ci se groupant en coalitions, associations, puis en syndicats, et que cette activité et ces associations économiques se transforment enfin à un certain niveau, de par leur propre dialectique, en des formes d’activités et d’associations nouvelles, supérieures, politiques [9]. C’est alors que le prolétariat devient une classe socialement révolutionnaire, existant non seulement pour le capital, mais encore pour elle-même. Dès lors la classe ouvrière tient une clé qui lui ouvre des champs d’action et des horizons sociaux nouveaux — ceux de son auto-émancipation. C’est dire qu’en se forgeant un parti, et ce grâce à cette activité politique et sociale supplémentaire, elle amorce une nouvelle phase de son développement [10].

 

Cette conception dialectique, basée sur l'histoire et l'économie, et culminant dans la sphère politique et sociale, se place carrément au-dessus des ternes objections du statisticien. D'emblée, elle s'interdit de voir, sur la scène historique, des classes opposées à la façon des choristes sur les planches d'un théâtre, et elle n'est pas contredite par l'existence, çà et là, de zones entières de contact formées de couches stagnantes, indéfinissables, à travers lesquelles il se produit un mouvement d'osmose, car la physionomie historique des classes qui se font face l'une à l'autre n'en est pas altérée.

 

Aux yeux de Marx-Engels, la classe trouve son aboutissement dans le parti, forme d'organisation suprême de la classe, qui y puise une existence originale et dynamique, et détermine, en retour, l'évolution de la société tout entière. C'est également dans le parti que le prolétariat trouve son activité la plus haute et rassemble son énergie la plus concentrée. C'est encore par le parti politique que les syndicats deviennent révolutionnaires, en formulant la revendication directement sociale qui annonce la mort du mode de production capitaliste et l'instauration de la société communiste, libérée des entraves de l'argent, du marché des classes, à savoir l'abolition du salariat [11].

 

 

Quand on a découvert une forme d'activité spécifique, une tendance sociale, un mouvement poursuivant une finalité propre, on a reconnu une classe dans le véritable sens du terme. C'est alors qu'existe aussi en substance, sinon du point de vue de la forme (organisée), le parti de classe. Ce parti vit ensuite quand existent une doctrine —théorisation des traits saillants et systématisation des intérêts collectifs et desbuts de la classe —ainsi qu'une méthode d'action, soit une pensée politique et une organisation de lutte. Ces deux éléments ne peuvent vraiment se condenser, puis se concrétiser, que dans la forme parti.

 

Le jeu des intérêts d'une classe suscite par degrés une conscience plus précise, et cette même conscience commence à se dessiner dans de petits groupes qui ont la prévision du but à atteindre. En exprimant le sens général des poussées de la base économique, ils « entraînent » et dirigent le gros de la classe. (Notons que ce processus se réalise précisément lorsque la classe ouvrière n'agit pas comme une catégorie professionnelle, mais comme un ensemble.) La vision d'une action collective qui tend à des buts généraux intéressant toute la classe, et qui se concentre dans l'intention de changer tout le régime social, ne peut apparaître de manière claire et continue qu'à une minorité avancée. Vision léniniste certes, mais d'abord marxiste :

 

« Voici ce qui distingue les communistes des autres partis prolétariens : d'une part, dans les diverses luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts communs du prolétariat tout entier, sans considération de nationalité ; d'autre part, dans les diverses phases de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, ils représentent toujours l'intérêt du mouvement dans son ensemble.

 

« Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui va toujours de l'avant ; du point de vue théorique, ils ont sur le reste de la masse prolétarienne l'avantage de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement ouvrier [12] . »

 

La seconde partie de ce passage témoigne de ce qu'à l'époque du Manifeste le communisme n'existait en fait que comme petite tendance, aux côtés, d'autres partis ouvriers, dans des groupes ou individus disséminés parmi les masses et les divers pays, et non encore organisés dans un parti autonome, ample et stable, parfaitement distinct de tous les autres.

 

La constitution du prolétariat en classe révolutionnaire, consciente et agissante, dotée d'un parti, est un processus infiniment long et difficile, et même lorsqu'elle est conquise, elle est souvent remise en cause. L'état d'isolement et de dispersion des éléments communistes se retrouve donc non seulement dans toute la période de faible développement général du capitalisme et dans les pays qui accèdent tout juste à la production moderne, mais jusque et y compris dans les pays développés au cours de longues périodes de triomphe de la contre-révolution et de reflux du mouvement prolétarien.

 

 

Parti, classe et cycle historique

 

 

 

 

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Pour que la classe existe pleinement, il faut, d'une part, une homogénéité immédiate des conditions économiques de ses membres et, d'autre part, une pensée, une méthode et une volonté communes permettant de regrouper et d'orienter leur action. Le parti prolonge, au niveau politique, l'homogénéité économique en assurant la continuité d'action et de pensée de la classe.

 

En premier, le parti est déterminé par les conditions économiques de maturation générale, mais ce de manière complexe, puisqu'il ne se développe pas directement au fur et à mesure de la croissance de la production. Comme il ne représente qu'un seul pôle — négatif et négateur — du rapport capitaliste, celui du prolétariat, le parti se manifeste le mieux et le plus pleinement dans les périodes de crises économiques et sociales, à condition qu'existent des facteurs politiques d'organisation et de conscience qui assurent à la classe son unité et sa continuité d'action dans le temps et dans l'espace.

 

Tous ces différents facteurs de formation et de développement du parti prolétarien font que, non seulement par rapport à la masse prolétarienne, mais encore, par rapport aux différents cycles historiques successifs, le cours du parti n'est ni continu ni régulier, mais passe, nationalement internationalement, par des phases très complexes de croissance, marquées par des périodes souvent aiguës de progrès et de régression.

 

Ainsi pourrait-on dire que la classe et le parti d'une période de maturité générale plus grande peuvent être moins révolutionnaires que ceux d'une période de maturité moindre. Cependant, au moment de la révolution, ils doivent avoir une organisation et un programme d'action plus fermes et radicaux dans la période de maturité plus grande, ne serait-ce que pour avoir une action efficace dans une société plus antagonique, plus concentrée, plus internationale, plus armée et plus totalitaire.

 

En 1871, malgré l'existence de la Ire Internationale — centre ouvrier général, mais embryon d'organisation pratique du point de vue de ses structures et de son implantation territoriale —, la Commune de Paris ne fut pas préparée, commandée et déclenchée par une organisation de parti du genre de celle des bolcheviks en 1917, qui fut un véritable facteur de l'histoire. L'action du parti est ainsi liée aux conditions pratiques de l'époque : « Le Conseil général est fier du rôle éminent que les sections parisiennes de l'Internationale ont assumé dans la glorieuse révolution de Paris. Non point, comme certains faibles d'esprit se le figurent, que la section de Paris ni aucune autre branche de l'Internationale ait reçu un mot d'ordre d'un centre. Mais, comme dans tous les pays civilisés, la fleur de la classe ouvrière adhère à l'Internationale et est imprégnée de ses principes, elle prend partout, à coup sûr, la direction des actions de la classe ouvrière [13]. »

 

 

En théorie, comme en pratique, la formation du prolétariat en classe passe par diverses phases de développement : organisation en parti politique, puis érection en classe dominante avec la conquête de l'État. La Commune de Paris a pu suggérer qu'un prolétariat qui ne s'est pas encore constitué en classe, donc en parti, puisse, dans un pays donné, s'ériger en classe dominante — phase suivante de la constitution du prolétariat en classe — en se lançant directement à l'assaut de l'appareil d'État bourgeois. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que l'Internationale existait alors depuis six ans, que le prolétariat est une classe internationale, liée aux conditions générales du système capitaliste, que la crise internationale éclate pour commencer dans un seul pays, et que le prolétariat continue de s'organiser au cours du processus révolutionnaire lui-même. De fait, dans la vision marxiste. la « révolution ne se fait pas », puisqu'elle est le résultat matériel inévitable des contradictions de classes qui prennent la forme aiguë et violente d'un cataclysme naturel, indépendant de la volonté humaine. Au cours de la révolution de 1848 aussi bien que de celle de 1871, le prolétariat s'est donc battu sans un parti véritablement organisé et structuré. C'est dire que le passage de la phase de constitution du prolétariat en classe, donc en parti, à celle de sa constitution en classe dominante n'est ni mécanique ni simultané. Même s'il ne se réalisera jamais au même degré dans les cent pays, grands ou petits, de la planète, il n'en demeure pas moins que : « Pour qu'au jour de la décision le prolétariat soit assez fort pour VAINCRE il est nécessaire qu'il se constitue en un parti autonome, un parti de classe conscient, séparé de tous les autres [14]. »

Face aux anarchistes et avant que la Ire Internationale ne disparaisse en brandissant bien haut ses principes, Marx fera adopter dans les statuts de l'organisation mondiale un article précisant de manière lumineuse le rôle et la fonction du parti : « Art. 7 a — Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes.

 

« Cette constitution du parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l'abolition des classes.

 

« La coalition des forces ouvrières, déjà obtenue par la lutte économique [syndicats par exemple], doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs [15] »

 

Cette conception toute organique, révolutionnaire, dynamique et agissante de la classe, écarte d'emblée la vision ouvriériste selon laquelle le prolétariat ne serait, comme le prétendent les statisticiens, que la somme des ouvriers ou des salariés. De même, elle écarte toute vision formelle ou constitutionnaliste  (démocratique ou électoraliste),  selon laquelle statutairement le parti devrait agir toujours et partout en accord formel avec la majorité du prolétariat (en déterminant ses projets et ses buts d'après l'issue d'une consultation plus ou moins démocratique, plus ou moins copiée du suffrage universel bourgeois).

 

Marx-Engels ont une conception de classe profondément antidémocratique : d'abord, elle implique de toute nécessité l'existence d'un parti, et donc l'idée qu'une minorité peut avoir une vision plus conforme aux intérêts du mouvement révolutionnaire que la majorité ; ensuite, elle s'ancre solidement dans la réalité matérielle et ne dépend pas uniformément en tous temps et en tous lieux de la volonté, de l'intelligence et de la culture du plus grand nombre. C'est Marx lui-même qui le dit dans les deux passages suivants. Le premier est peut-être brutal, mais il est clair: « Ce qui importe, ce n'est pas ce que tel ou tel prolétaire, voire le prolétariat tout entier, se figure comme but aux différents moments. Ce qui importe, c'est ce qu’il est et ce qu'il doit faire historiquement, conformément à sa nature : son but et son action historiques lui sont tracés de manière tangible et irrévocable [donc définitive et non révisable] dans sa situation d'existence comme dans toute l'organisation de l'actuelle société bourgeoise. Le prolétariat exécute le jugement que, par la production du prolétariat, la propriété privée bourgeoise prononce contre elle-même [16]. »

 

Une dernière citation de Marx encore montre que, dès sa naissance, le prolétariat est par nature anticapitaliste, facteur révolutionnaire de dissolution du mode de production bourgeois, « une classe de la société bourgeoise, qui n'est pas de la société bourgeoise, une classe qui est dissolution de toutes les classes, une sphère qui a un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu'on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne peut plus s'en rapporter à un titre historique, mais simplement à un titre humain, une sphère qui n'est pas en opposition particulière avec les conséquences, mais en opposition générale avec toutes les prémisses du système politique allemand, une sphère, enfin, qui ne peut s'émanciper de toutes les autres sphères de la société sans les émanciper en même temps qu'elle-même, une sphère qui est, en un mot, la perte complète de l'homme et ne peut donc se reconquérir elle-même que par la réappropriation complète de l'homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c'est le prolétariat. [17] »

 

Ainsi le parti qui exprime et revendique, toujours et partout, par-delà les générations successives et les frontières des multiples pays, le but ultime et lointain du prolétariat se relie aux conditions réelles et fondamentales de l'actuelle classe ouvrière. Toute la conception communiste perd dès lors son caractère utopique et devient, selon la formule de Marx-Engels, socialisme scientifique et praxis historique.


 

 

Au centre : la violence, la révolution,
la dictature du prolétariat

 

 

 

 

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Si le prolétariat, dans la vision marxiste, se manifeste comme décomposition, désagrégation de la société bourgeoise, le réformisme, en révisant le marxisme, voit le prolétariat, au contraire, comme régénérant progressivement la société capitaliste au moyen de réformes pour passer insensiblement au socialisme, bref, il abstrait des secousses, des antagonisme croissants, de la violence révolutionnaire. Aux yeux de Marx-Engels, le prolétariat suscite le heurt et la désagrégation du capitalisme de même qu’il instaure le socialisme grâce à la révolution qui érige la classe ouvrière en classe dominante de la société avec l'État de la dictature du prolétariat — violence concentrée s’il en est. Le parti de classe prélude ainsi à l'État de la dictature du prolétariat, comme la constitution du prolétariat en classe pour soi prélude à son érection en classe dominante. La violence se trouve donc au sommet de l'action historique de la classe ouvrière, en même temps qu'au centre de son mode d'existence.

 

Marx concluait la Conférence de Londres de l’Internationale avec l'article 7 a des statuts par cette directive centrale : « La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière. »

 

Au sens strict du terme, une classe n'est véritablement une classe que dans la perspective de la conquête de l’État : ce n'est qu'une couche, un ordre, un état, si elle n'est pas capable de prendre en main le pouvoir politique pour dominer toute la société.

 

Parvenu au stade de sa constitution en classe, donc en parti — non seulement objectivement, économiquement, en soi, mais pour soi, c'est-à-dire en étant conscient de son existence, de ses intérêts et de ses buts propres, en opposition à toutes les autres classes —, le prolétariat n'est pas encore parvenu au terme de sa course. Il lui faut encore conquérir le pouvoir politique, en brisant le règne du capital pour imposer la domination du travail. C'est alors seulement que le prolétariat parvient au point où toutes ses tâches historiques peuvent trouver leur solution, le prolétariat ayant surmonté l'obstacle suprême et fondamental, l'État bourgeois.

 

« Le pouvoir politique, au sens strict du terme, est le pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre. Si, dans sa lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat est forcé de s'unir en une classe; si, par une révolution, il se constitue en classe dominante et, comme telle, abolit par la violence les anciens rapports de production — c'est alors qu'il abolit, en même temps que ce système de production, les conditions d'existence de l'antagonisme des classes ; c'est alors qu’il abolit les classes en général et par là même, sa propre domination en tant que classe [18] »

 

 

Comment Marx-Engels ont-ils pu parler avec une telle assurance en 1848 d'un fait qui ne se réalisera que dans un futur lointain ?

 

Voyons comment Marx-Engels ont découvert — et non construit, est-il besoin de le dire ? — la «ligne ». Tout d'abord, ils ont établi un parallèle logique entre l'évolution et les révolutions de la bourgeoisie et celles du prolétariat [19] : ordre ou état qu'elle était aux côtés de la noblesse foncière et du clergé, la bourgeoisie devient une classe en se constituant en parti dans sa lutte contre les autres états, puis s'érige en classe dominante en évinçant du pouvoir les autres puissances féodales.  « Déjà la bourgeoisie centralise considérablement. Loin d'en être désavantagé, le prolétariat se trouve mis en état par cette centralisation de s'unifier, de se sentir comme classe, de s'approprier dans la démocratie une conception politique adéquate et pour finir de vaincre la bourgeoisie. Le prolétariat démocrate [c'est-à-dire de la période durant laquelle certaines tâches bourgeoises sont encore progressives] n'a pas seulement besoin de la centralisation amorcée par la bourgeoisie, il devra la pousser bien plus avant. Pendant le court moment où le prolétariat a été à la tête de l'État durant la Révolution française, lors du règne de la Montagne, il a réalisé la centralisation par tous les moyens, avec la grenaille et la guillotine. S'il revient maintenant au pouvoir, le prolétariat démocratique devra centraliser non seulement chaque pays pour lui-même, mais encore tous les pays civilisés dans leur ensemble, et ce aussi rapidement que possible [20]. »

 

Mais là s'arrête l'analogie avec la bourgeoisie : « La condition d'affranchissement de la classe laborieuse, c'est l'abolition de toute classe, tandis que la condition d'affranchissement du tiers état, de l'ordre bourgeois, fut l'abolition de tous les états et ordres [21]. »

 

Arrivée au pouvoir, la bourgeoisie cesse son évolution, elle devient une classe conservatrice, s'agrippant à ses privilèges et au pouvoir jusqu'à ce que le prolétariat les mette en pièces.

 

Au contraire, « la classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l'ancienne société civile une association qui exclura les classes et leurs antagonismes, et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est le résumé officiel de l'antagonisme dans la société civile » (ibid.). Le Manifeste dira que le prolétariat abolit alors les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classe.

 

La ligne est clairement tracée, et les interminables analyses du Capital en fixeront le détail. Le train peut rouler plus ou moins vite, mais il est lancé — et pourquoi n'arriverait-il pas à bon port ? Déjà la révolution de 1848-1849, mais plus encore la Commune de Paris, par ses premières réalisations et ses tendances profondes, ont confirmé, dans la pratique, ces déductions scientifiques, tirées par le parti de classe de toute l'évolution de l'économie et de la société, ainsi que des conditions de vie et de travail du prolétariat moderne [22].


 

 

Mouvement social et mouvement politique :
but et moyen

 

 

 

 

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Le rôle du parti ne s'arrête pas à la conquête du pouvoir politique qui instaure la domination du prolétariat : il se poursuit jusqu'à l'instauration de la société communiste et à l'abolition du prolétariat avec l'extinction de l'État et des classes.

 

Nous en arrivons ainsi à une question que l'on n'a pas coutume d'aborder, voire que l'on ignore tout simplement, à savoir le rapport entre l'élément politique et les éléments économique et social au sein du parti.

 

La question, quoique difficile, de cette corrélation est pourtant fondamentale. En effet, le but communiste — c'est-à-dire les éléments économique et social qui ne peuvent être que théoriques, programmatiques, tension, effort, tant que subsiste le mode de société capitaliste, ou qui se manifestent négativement dans les conditions d'existence du prolétariat dissolvant la société bourgeoise — doit toujours orienter et diriger l'action du prolétariat. Mais c'est précisément parce que les éléments social et économique communistes du parti ne peuvent être que théorie ou effort tant que subsiste le capitalisme, que le parti doit avoir un caractère politique, c'est-à-dire doit réaliser son programme avec la révolution, la violence, bref les armes que l'on trouve dans la société actuelle. C'est dire que l'élément politique est strictement lié à l'organisation des sociétés divisées en classes (ce qu'implique encore la dictature du prolétariat).

 

Ce qui fait l'originalité de la conception marxiste du parti (et des classes), c'est qu'elle pose la priorité de l'élément communiste (social et économique) de l'avenir sur les moyens politiques du présent. Tout parti opportuniste tend à inverser ce rapport, en sacrifiant les principes à l'action immédiate, en faisant passer les intérêts du mouvement actuel avant les intérêts généraux de l'avenir.

 

Rejetant tout élément utopique, le socialisme scientifique marxiste part du mouvement réel de la société actuelle et fait appel aux moyens qu’il y trouve, notamment aux armes politiques. Marx reconnaît sans ambages que la société bourgeoise est la société politique par excellence, et il va même jusqu’à affirmer qu'en ce sens aussi elle est condition matérielle préalable de la société communiste dans la succession des formes de production de la société humaine.

 

Il s'agit donc tout d'abord de se délimiter nettement de la politique bourgeoise, surtout dans la phase où la bourgeoisie dispose du pouvoir politique d’État. En conséquence, Marx critique ce qu’il appelle l’« unilatéralité de l'esprit politique » «Plus un État est puissant, donc plus un pays est politique, moins il est disposé à chercher dans le principe de l’État — par conséquent dans l'organisation actuelle, dont l’État est lui-même l'expression active, rationnelle et officielle — la raison des maux sociaux et d'y voir la cause principale. L'esprit politique est précisément esprit politique, parce qu'il pense dans les limites de la politique. Plus cet esprit est aigu et vivace, moins il est capable de saisir les tares de la société : la période classique de l'esprit politique est la Révolution française [23]. »

 

Et Marx de prévenir le prolétariat contre les suggestions de l'actuelle société bourgeoise qui le poussent à donner une forme politique trop exclusive à une lutte qui est pour une large part économique dans ses fondements et sociale dans ses buts : « Les premières explosions de révolte du prolétariat français nous fournissent un exemple sur ce point. Parce qu’il pense dans la forme politique, il voit l’origine de tous les maux dans la volonté, et tous les moyens d’y remédier dans la force et le renversement d'une forme d’État déterminée. Ainsi, les ouvriers de Lyon se figuraient [se mystifiant eux-mêmes, ce qui n'est pas sans résultat sur le cours et l'issue de la lutte] ne poursuivre que des buts politiques, n’être que des soldats de la république, alors qu’ils étaient en réalité des soldats du socialisme : leur intelligence politique les illusionnait sur la source de la misère sociale, faussait chez eux la conscience de leur véritable but et trompait leur instinct social. » (Ibid.)

 

Cependant, Marx ne songe nullement pour autant à rejeter les formes politiques de la lutte du prolétariat : il les remet simplement à leur véritable place. Autrement dit, il relie dialectiquement le mouvement économique et social au mouvement politique qui trouve son dénouement dans le socialisme. Les anarchistes rejettent purement et simplement cette méthode, tandis que les social-démocrates réformistes la tronquent. À première vue, il peut sembler paradoxal que le réformisme, qui fleurit surtout dans la sphère politique et plus particulièrement au parlement, rejoigne ainsi la position anarchiste qui rejette toute action et organisation politiques. En fait, à partir d'un angle différent, tous deux nient la nécessité, réelle et actuelle, d'une politique indépendante et antibourgeoise du prolétariat : les anarchistes en abandonnant la sphère politique tout, entière aux partis et à l’État bourgeois, les réformistes en adoptant une politique finalement bourgeoise, puisqu’elle reste en pratique dans le cadre des institutions capitalistes et revendique en paroles seulement les buts — lointains pour eux — du socialisme et de la révolution.

 

Aux yeux de Marx-Engels, la forme politique du parti est un élément historique déterminé par la nécessité de la lutte dans les conditions données par la société actuelle. Cette forme politique permet au prolétariat de se constituer d'abord en classe autonome, puis en classe dominante. Une fois achevées les tâches que doit assumer le prolétariat érigé en classe dominante — abolition des vestiges des sociétés de classe —, le parti perdra ses caractéristiques politiques, tout comme la classe prolétarienne aura cessé d'exister, tout homme devenant producteur au même titre et dans les mêmes conditions. Mais la forme politique de l'action prolétarienne ne doit aucunement altérer le caractère social du mouvement prolétarien. Au contraire, elle doit lui permettre de réaliser ses revendications sociales et économiques. L'opposition entre mouvement politique et mouvement social de la classe ouvrière n'existe qu'aux yeux de ceux qui embrouillent ces deux notions.

 

La structure organique du parti est l'autre face de son unité de doctrine et de programme d'action. Son organisation n'obéit donc jamais à des critères formels et abstraits.

 

Toute leur vie durant, Marx et Engels eurent à lutter pour défendre le paradoxe historique selon lequel, pour abolir la violence sociale, les classes et l’État, les communistes sont obligés d'utiliser eux-mêmes des moyens « impurs [24] », notamment l’État de la dictature du prolétariat. Après la Commune, toute leur lutte pour la défense de la Ire Internationale contre les attaques des anarchistes tournera autour du thème de la nécessité de l'action politique [25]. En situant exactement le rôle de l'élément politique dans la dialectique du développement historique, Marx en trace du même coup les limites : « Conquérir l'émancipation économique grâce à la conquête du pouvoir politique et utiliser cette force politique pour la réalisation des buts sociaux [26]. »

 

La bourgeoisie est et reste politique, parce qu'elle a besoin de l'État avec son système de lois, d'institutions superstructurelles de force, pour protéger ses privilèges et les différences économiques. Dans la vision marxiste, la victoire sociale du prolétariat, arrachée par des moyens politiques, dissout, en revanche, la forme politique en même temps que les barrières économiques et sociales qui séparent les hommes en classes.

 

Cette question centrale, Marx l'abordait déjà lors de discussions préalables à la création des Annales franco-allemandes de 1844 en vue de déterminer la ligne directrice que devait suivre cette publication. En réponse à Ruge qui voulait en bannir la politique et s'opposait à toute action concrète, pour se cantonner dans le domaine des principes du communisme (au-dessus et par-delà les classes), Marx démontra que, de nos jours, la politique exprime précisément les oppositions existant au sein de la société et permet le mieux de prendre conscience des réalités. Fort de ses études sur le droit et l’État de Hegel, il expliquait à Ruge : « L’État implique partout une contradiction entre sa détermination idéale et ses conditions réelles [27].

 

« On peut donc déduire de ce conflit de l'État politique avec sa base toute la vérité sociale : comme la religion est le condensé des combats théoriques de l'humanité, l'État politique est le condensé de ses combats pratiques. L’État politique est ainsi l'expression sous sa forme particulière — politique précisément — de toutes les luttes, nécessités, vérités sociales. Ce n'est donc nullement s'abaisser ni porter atteinte à la hauteur des principes que de soumettre à la critique une question tout à fait politique, par exemple la différence entre le système des trois ordres et le système représentatif. En effet, cette question ne fait qu'exprimer en termes politiques la différence entre la domination de l'homme et celle de la propriété privée. En conséquence, la critique non seulement peut mais doit encore entrer dans ces questions politiques (qui selon les socialistes vulgaires sont indignes d’eux). En donnant la préférence au système représentatif sur le système des ordres, la critique exprime l'intérêt tout à fait pratique d'un grand parti. Mais en élevant de sa forme politique le système représentatif à sa forme généralisée et en dégageant la signification véritable qu'il renferme, ce parti s'oblige du même coup à aller au-delà de lui-même, car sa victoire est en même temps sa perte [28].

 

« Rien n'empêche notre critique de prendre position en politique, de faire la critique de la politique, de s'associer aux luttes réelles, voire de s’identifier à ces luttes. Dans ces conditions, nous ne nous présenterons pas au monde avec un principe nouveau, en doctrinaires disant : voici la vérité, prosternez-vous devant elle ! Mais nous lui apporterons les principes que le monde a développés lui-même dans son sein. Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des sottises; nous venons t'annoncer le véritable mot d'ordre de la lutte ! Nous lui montrons simplement pourquoi il lutte en réalité, car il doit en prendre conscience, qu'il veuille ou non...

 

« Nous pouvons donc résumer d'un mot la tendance de notre journal : prendre conscience et clarifier pour les temps présents nos propres luttes et nos propres aspirations. C'est là un travail pour le monde aussi bien que pour nous : il ne peut être que l'œuvre d'un grand nombre de forces associées [et non d'individu en particuliers, fussent-ils géniaux, fussent-ils Marx et Engels ! ]. »

 

Dans Misère de la philosophie, Marx écrit en conclusion : «Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique : il n'y a jamais de véritable mouvement politique qui ne soit social en même temps. » (P. 137.) Et comme toujours Marx procède pour commencer par analogie, en citant l'exemple de la bourgeoisie qui a fait sa révolution politique pour faire prédominer son mode de production sur tous les autres, en étendant et en imposant ses conceptions idéologiques, juridiques et politiques à toute la société.

 

Toujours à l’intention de Ruge, Marx définit tout d'abord ce qu’il faut entendre par pure révolution politique : « L'âme politique d'une révolution [Marx reprend la, terminologie de Ruge] consiste dans la tendance de classes sans influence politique à mettre fin à leur isolement vis-à-vis de l'État et du pouvoir. Son point de vue est donc celui de l'État existant, c’est-à-dire de l’État qui n'existe précisément que parce qu’il est séparé de la vie réelle et qu'on ne saurait imaginer sans la contradiction organisée entre l'idée générale et l'existence réelle de l'homme. Selon sa nature bornée et double, la révolution à âme politique organise dans la société une fraction dominante aux dépens de la société [29] »

 

Si le prolétariat voulait effectuer une révolution uniquement politique, en laissant complètement de côté ses revendications sociales propres, il s'enfermerait purement et simplement dans le cadre de l'actuelle société bourgeoise et ne ferait que se mystifier lui-même. En utilisant, par exemple, un moyen purement politique (bourgeois), tel que le chiffon de papier qui se met dans l’urne tous les quatre ans, il se grugerait lui-même.

 

Marx définit ensuite le caractère de la révolution prolétarienne en mettant chaque élément à sa place exacte : « Autant c'est une paraphrase et une absurdité de parler d'une révolution sociale à âme politique, autant il, est juste de parler d'une évolution politique ayant une âme sociale. La révolution elle-même — c'est-à-dire le renversement du-pouvoir existant et la dissolution des rapports sociaux anciens — est un acte politique : le socialisme ne peut se réaliser sans révolution. Il a besoin de cet acte politique dans la mesure où il doit détruire et dissoudre. Cependant, le socialisme repousse l'enveloppe politique là où commence son activité organisatrice, là où il poursuit son but propre, là où il manifeste son âme. » (Ibid.)

 

Pour expliquer à ses contemporains la nature réelle de la Commune de Paris, Marx utilisera la même argumentation quelque vingt-cinq années plus tard, mais en termes moins hégéliens :

 

« La classe ouvrière n'espérait pas de miracles de la Commune. Elle n'a pas d'utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que, pour réaliser sa propre émancipation et, avec elle, cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle de par sa structure économique même, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement le milieu et les hommes. Elle n'a pas à réaliser d'idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte déjà [30] dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre. »

 

Le parti est la médiation entre la classe — qui acquiert avec lui une conscience, une volonté et une force sociale concentrées —- et la société communiste — dont il accélère la naissance par l'utilisation de la violence du pouvoir politique.

 

Marx disait de l'Internationale : « Son sort est indissolublement lié à la progression historique de la classe qui porte dans ses flancs la régénération de l'humanité [31]. » À l’instar de la classe, mais d'une manière qui lui est propre, le parti se transforme profondément au cours du long processus historique où il finira par perdre sa forme politique. Il est social, de par les rapports sociaux de la future société communiste (dont le prolétariat est déjà l'agent productif à un pôle de l'actuelle économie et sur lequel le parti de classe s'appuie dans son action), tout comme de par son but (collectivisation de la production et de la distribution par l'association et la coopération). Il est politique dans sa lutte pour la réalisation de son but.

 

Cependant, pour Marx, le parti qui porte et véhicule — trägt — les rapports sociaux communautaires domine, dans l'Internationale, l’État coercitif de la dictature du prolétariat, moyen politique de violence concentrée en vue de la « dissolution et de la destruction » des vestiges de classe dans telle ou telle nation ou groupe de nations. Les rapports sociaux communistes que le parti revendique partout et toujours dans son programme comme but de l'action prolétarienne s'étendent, après la destruction des vestiges de classes, à l'ensemble de la production et de la société. Le parti politique n'a alors plus de raison d'exister, Les classes aussi bien que les institutions de contrainte (politiques) n'ayant plus de base objective. Cependant, on peut dire qu'alors ce qui fait l'essentiel du parti — et du parti tel qu'il existe dès le début — se diffusera à l'humanité entière.

Il faut donc bien poser la priorité de l'élément théorique et social, voire économique du parti, de tout ce qui fait son communisme, sur l'élément politique, actuel, contingent. Cette caractéristique fera qu'un parti communiste ne sera jamais un parti comme un autre, s'il est vraiment communiste, puisqu’il ne déterminera jamais son action d’après les seuls critères du moment, d’efficacité à n’importe quel prix.

 

Cette priorité étant posée, c'est en polémique avec l'anarchisme que Marx-Engels ont établi les limites du politique et du social dans le parti. Pour Engels, c'est seulement en partant des contradictions de l'économie capitaliste et en organisant le prolétariat comme classe, donc en parti, que l'on peut envisager d'abolir finalement l'État : « L'abolition de l'État n'a vraiment de sens que chez les communistes comme résultat nécessaire de l'abolition des classes : avec l'abolition des classes disparaît tout seul le besoin de la force organisée [l'État] d'une classe pour opprimer d'autres classes [32]. » Dans une lettre du 28 janvier 1884 à Bernstein, Engels déclare tout nettement que « Marx a proclamé l'abolition de l'État avant même que les anarchistes n'existent ».

 

En écartant de leur champ de vision le problème de l'État, les anarchistes effacent du même coup celui du parti, des classes et, plus généralement, des causes économiques. C'est dire qu'ils agissent en doctrinaires et versent dans l'utopie. De fait, Bakounine et ses partisans voulaient organiser des communes et une production communautaire abstraction faite de l'État, et donc finalement avant même la destruction du pouvoir politique et de la forme sociale bourgeoise. Faisant uniquement mine de s'organiser, ils tentèrent d'exploiter l'internationale pour promouvoir directement, sans intermédiaire ni médiation, leurs communes  productives librement fédérées,  en forgeant —  ou plus exactement en déformant — l'Association internationale des travailleurs à l'image de leur société future : « La société future ne doit être rien d'autre que l'universalisation de l'organisation que l'internationale se sera donnée. Nous devons avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal [...]  L'internationale, embryon de la société future de l'humanité, est tenue d'être, dès maintenant, l'image fidèle de nos principes de liberté et de fédération, et nous devons rejeter de son sein tout principe tendant à l'autorité et à la dictature [33]. »

 

Après avoir dénoncé cet immédiatisme opportuniste qui met la charrue devant les bœufs et démobilise le prolétariat face aux attaques forcenées d'une bourgeoisie en pleine orgie répressive après la Commune, Engels revendique l'Internationale marxiste, parti politique et organe de lutte discipliné et centralisé du prolétariat de tous les pays face à l'Internationale anarchiste, simple bureau de statistique et de correspondance.

 

 

Le parti, produit et facteur de l'histoire

 

 

 

 

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En même temps que le parti de classe prend sa source dans l'avenir qu'il représente à tout moment dans le mouvement ouvrier, en revendiquant la société communiste, il se développe au fur et à mesure des rapports sociaux de la grande production associée moderne, créée par le prolétariat moderne que Marx voit sous deux angles : « De tous les instruments de production, le plus grand pouvoir productif est la classe révolutionnaire. » (Misère de la philosophie, dernière page.) Ce n'est qu'en étant ainsi ancré dans le présent et le futur, en étant à la fois force productive et force révolutionnaire, que le prolétariat pourra transformer le monde existant, avec son parti qui est à la fois produit et facteur de l'histoire.

 

S'il est vrai que l'aspiration qui conduit au parti (et que celui-ci transforme en certitude scientifique) est le but de la société communiste future, s'il est vrai que le parti peut et doit tendre à créer dans son sein une ambiance férocement antibourgeoise qui anticipe largement sur les caractères de la société communiste (antimercantilisme, désintéressement personnel, sens de la solidarité et de l'action collective, etc.), on ne saurait en déduire que le parti est un phalanstère entouré de murs infranchissables où l'on vit d'ores et déjà en communiste. Le parti ne peut présenter dans ses statuts de plans constitutionnels ou juridiques de la société future, ne serait-ce que parce que de telles superstructures n'existent que dans les sociétés de classe.

 

Pas plus que la révolution, la société communiste n'est une question d'organisation fixée au préalable. Elle jaillit du mouvement même de l'économie de l'actuelle société, et il s'agit de la libérer des mille entraves qui l'enserrent et l' étouffent. C'est, pour nous qui vivons dans les conditions de la forme sociale capitaliste, une question de force, de moyens politiques susceptibles d'accélérer le processus naturel, dont le parti est un organe conscient et actif.

 

En effet, avec l'existence du prolétariat se sont formés dans la base productive des rapports sociaux nouveaux, anticapitalistes et collectivistes, et ces forces matérielles que le prolétariat développe jour après jour par son travail dans la production engendrent des crises économiques et sociales qui aboutiront à la destruction et à la dissolution des rapports capitalistes après un long processus historique. Mais : « Lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement — et le but final de cet ouvrage [Le Capital] est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne —, elle ne peut ni dépasser d'un saut ni abolir par décret les phases de son développement naturel, quoiqu'elle puisse abréger la période de gestation et adoucir les maux de leur enfantement[34]. »

 

Et Marx de conclure : « Mon point de vue, d'après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et de son histoire, peut moins que tout autre rendre l'individu responsable de rapports dont IL RESTE SOCIALEMENT LA CRÉATURE, QUOI QU’IL PUISSE FAIRE POUR S'EN DÉGAGER [35]. »

 

Dans ces conditions, le parti communiste ne peut être que tension pour favoriser dans la situation présente tout ce qui rapproche de cet objectif ; bref, c'est un parti social qui reste politique tant que les classes subsistent et que la violence est la condition et le moyen de réaliser la nouvelle forme d'organisation de la société.

 

L'activité de Marx-Engels dans le parti ou l'Internationale fournit mille illustrations de cette dialectique de l'organisation prolétarienne [36].

 

La citation suivante montre de quelle manière le parti — synthèse active de toute la vision historique du prolétariat et, en ce sens précis mais essentiel, anticipation et prévision de la société communiste — est lié dans son action à la forme sociale du communisme. Répondant à Bernstein qui reprochait à Marx d'avoir décrit la Commune de Paris en n'étant pas fidèle à la réalité pure et simple, Engels lui expliquait que, tout au contraire, le rôle de Marx — ou du parti — était précisément d'anticiper les événements et intentions de la Commune, afin de donner aux combattants les directives de leur action : « Si, dans l'Adresse de La Guerre civile en France, nous avons porté au compte de la Commune des plans plus ou moins conscients, ce n'est pas seulement parce que les circonstances le justifiaient, mais encore parce que c'est ainsi qu’il faut procéder [37]. »

 

L’immédiatisme et l'objectivisme de Bernstein l'empêchaient de saisir ce qui constitue le rôle premier du parti : intervenir, comme force consciente et dirigeante, dans le processus révolutionnaire afin d'accélérer le dénouement de la crise. De fait, c'était pour l'Internationale que, durant la Commune de Paris, Marx s'efforça de dévoiler à l'avance, dans ses mots d'ordre et directives, ce que les masses en effervescence, instinctivement révolutionnaires, tentaient de réaliser à tâtons. Il évitait ainsi que celles-ci ne perdent du temps — si précieux en période révolutionnaire où l'histoire s'accélère au maximum —, se fourvoient dans des détours ou s'engagent dans une impasse, au lieu d'attaquer l'adversaire aux points vulnérables et aux centres vitaux [38].

 

Ce ne sont ni les occasions, ni les crises, ni la volonté de lutte des masses qui ont manqué au cours de l'histoire, mais la claire conscience, la ferme volonté, l'art de l'insurrection et de la révolution, qui s'incarnent au plus haut point dans cette force matérielle qu'est le parti, défenseur de tout le programme communiste, fort de la connaissance du mouvement économique, de l'expérience politique et de ses liens avec le prolétariat. Cependant, il ne suffit pas de créer un parti pour résoudre le problème révolutionnaire, les conditions matérielles étant alors ipso facto complétées par la « condition subjective [39] ».

 

L'histoire a montré qu’un parti opportuniste ou hésitant est souvent le plus sûr moyen de fourvoyer les masse qui cherchent, sous la pression des contradictions matérielles devenues brûlantes, à s'engager dans la voie révolutionnaire de la conquête du pouvoir ou de la formation en classe dotée de véritables organisations, politique et syndicale : « Une chose est solidement assurée dans la façon de procéder pour tous les pays et peur les temps modernes :  amener les ouvriers à constituer leur propre parti indépendant et opposé à tous les partis bourgeois. Pour la première fois depuis longtemps, lors des dernières élections, les ouvriers anglais — même si ce n'est qu'instinctivement — avaient fait un premier pas décisif dans cette direction sous la pression des faits. Ce pas a eu un succès surprenant et a plus contribué au développement des consciences ouvrières qu'un quelconque événement de ces vingt dernières années, Or, quelle a été l’attitude des Fabiens — non pas de tel ou tel d'entre eux, mais de la Société fabienne dans son ensemble ? Ils prêchèrent et pratiquèrent le ralliement des ouvriers aux libéraux, et il arriva ce qui devait arriver [40]. »

 

 

Les principes, l'organisation et l'action du parti se déduisent du but communiste

 

 

 

 

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L’instinct de classe des prolétaires est fait du pressentiment de la société communautaire et collectiviste, rationnellement organisée par les producteurs associés pour l’épanouissement matériel et intellectuel de l'humanité, tout autant que de la réaction d'hostilité aux conditions de vie et de travail créées par la production capitaliste.

 

Les utopistes furent les premiers porte-parole des masses laborieuses, en quelque sorte les théoriciens de leurs aspirations, à un moment ou les conditions historiques ne fournissaient pas encore au prolétariat les moyens matériels et politiques de son émancipation. Cependant, à l'aube de la société capitaliste, ils connaissaient déjà les méfaits de la production capitaliste, et ce n'est pas par hasard qu'un Owen, par exemple, fut aussi bien un chantre de la société future qu'un réformateur hardi, de sa propre fabrique, où il introduisit le travail associé et diminua de manière draconienne les heures de travail.

 

Marx et Engels ne renient ni l'instinct profond des masses ni la vision du futur des utopistes. Ils les dépouillent de leurs éléments idéalistes et fantastiques, en leur donnant une assise critique et scientifique, sans tomber en conséquence dans l'objectivisme agnostique de ceux peur qui la science ne s'applique qu'aux objets inertes et aux faits «constatables » du passé et du présent. On a déjà vu, à propos de la Commune, que Marx avait, bien avant l'événement, déduit ses lois générales de toutes les conditions économiques et politiques de la société, ce qui lui avait permis d'anticiper ensuite-par une prévision de parti sur son cours au furet à mesure de son action.

 

« Dénonçant à l'avance les fausses directives de Lassalle qui fourvoyaient l'action des travailleurs, Marx proclamait: « La logique des choses parlera, mais l'honneur du parti ouvrier exige qu'il repousse ces fantasmes avant que la pratique n'en ait révélé l'inanité. La classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n'est rien [41]. ».

 

Ce n'est pas seulement la série de faits marquants que Marx a décelés dans l'histoire, il en a tiré toute une théorie, dont tous les éléments cohérents s'articulent, toute une conception du monde opposée à celle du capitalisme et de la bourgeoisie. Cet ensemble, tiré des faits pour leur être appliqué ensuite, consigne également l'expérience de toutes les luttes du prolétariat, et  s'énonce en principes et directives d'action du parti, agissant en liaison avec les masses.

 

Cette conception de la nature et de la fonction du parti implique de toute nécessité que le parti soit ancré dans le développement réel et agisse de manière bien déterminée sur le mouvement réel : « Le communisme n'est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal d'après lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement, réel qui abolit l'état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes [42]. »

 

On ne saurait donc reprocher au mouvement communiste actuel de ne pas réaliser sur-le-champ le plein communisme. En revanche, le parti, dont le rôle est de défendre l'intégralité du programme, se doit pour le moins dans toutes les situations de ne pas se mettre en travers du mouvement révolutionnaire qui y tend, en adoptant des positions qui seraient en contradiction avec ce but si lointain soit-il. Les règles d'organisation ont le moins de chance de figer le mouvement si elles sont conformes au but final. En conséquence, le parti est en mesure de jouer un rôle moteur auprès des masses révolutionnaires, lorsqu'il leur propose des mots d'ordre non pas formels, mais tirés du mouvement profond et correspondant à des besoins pratiques des masses.

 

Le principe démocratique est l'un de ces moyens formels qui ne peut être employé que dans la mesure où il n'entrave pas le mouvement, car il n'a rien de communiste. Dans la société communiste telle qu'Engels la reprend des utopistes après l'avoir dépouillée de son caractère idéaliste et volontariste, l'arithmétique absurde de la démocratie est elle-même bannie pour faire place à des rapports communautaires utiles, purement fonctionnels et rationnels : « Le point essentiel sur lequel Weitling est supérieur à Cabet, c'est qu'il parle d'abolition de tout pouvoir gouvernemental, fondé sur la force et la hiérarchie, qu'il remplace par une simple administration organisant les diverses branches de travail qui en distribue les produits. Il n'est pas question chez lui de la nomination, par la majorité, de tous ceux qui ont une fonction dans cette administration et dans les diverses branches d'activité, mais d'une désignation d'après le savoir-faire à la fonction précise du travail qu'il y a à accomplir. L'une des caractéristiques essentielles est donc que la personne la plus adaptée est nommée à tel genre de travail déterminé [43]. »

 

Et Engels de conclure : « De la sorte se trouve exclue toute considération d'ordre personnel [c'est à quoi se résolvent en fin de compte, pour les bourgeois et leurs créatures stipendiées, les avantages et privilèges de classe] qui pourrait influencer les esprits. » Engels énonce déjà implicitement ici la « loi » fondamentale du communisme : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins [44] », qui présuppose l'élimination de la comptabilité mercantile des prétendus équivalents entre le rendement du travail individuel et sa rémunération, la suppression du capital aussi bien que du salariat, et donc l'abolition des classes et de l'État oppresseur, quel qu'il soit, même prolétarien.

 

Le rôle de Marx-Engels — tout impersonnel, c'est-à-dire comme acte du parti de classe [45]a été précisément d'extraire des conditions matérielles les plus substantielles et les plus profondes de la vie sociale le programme communiste, afin de proposer ensuite ses solutions aux masses en lutte. La théorie a donc deux phases qui aboutissent au renversement de la praxis : celle où le parti l'élabore à partir des conditions matérielles, et celle où le parti réagit par son truchement sur elles pour accélérer le mouvement historique.

Pour déchiffrer l'histoire afin d'en appliquer les enseignements aux batailles non plus critiques, mais violentes et armées entre les classes, il faut avant tout dégager une connaissance précise des rapports sociaux qui, d'une forme de production à l'autre, s'établissent dans la base économique et assurent le passage révolutionnaire du capitalisme au socialisme [46].

 

Répondant à Edward R. Pease, soucieux d'organiser un parti ouvrier anglais, Engels soulignait ce point fondamental : « En tout cas, je dois vous faire observer que le parti auquel j'appartiens ne propage pas de projets fixes tout prêts à être utilisés tels quels. Nos conceptions sur les différences entre la future société non capitaliste et la société d'aujourd'hui sont des déductions logiques des faits historiques et du procès de développement. Or, dès qu'elles ne sont pas présentées en liaison avec ces faits et ce développement, elles n'ont plus aucune valeur théorique et pratique. » (27-1-1886.) Et nous nous permettrons d'ajouter : de même que, réciproquement, les faits et leur développement sont dépourvus de sens pour le communiste s'ils sont saisis en dehors de ces déductions communistes qui indiquent le sens de la marche historique, donc de l'action.

 

L'histoire de l'humanité ne s'explique pas par l'influence qu'y exercent des individus physiquement, moralement ou intellectuellement exceptionnels, pas plus qu'on ne peut considérer la lutte politique comme un processus de sélection de personnalités, la pire sélection s'effectuant par le décompte des votes qui manifeste la volonté du plus grand nombre, ce qui ravale le programme au niveau des velléités individuelles. Le mécanisme démocratique a pu être utilisé pour compter les forces dans un parti divisé en fractions ou formé de partis différents, tant qu'il n'y avait pas de parti marxiste homogène, autrement dit, qu'il existait une marge entre ce que Marx-Engels appellent le parti formel (contingent) et le parti historique. Dans ces conditions historiques, le mécanisme démocratique était l'instrument dont se servaient les courants et fractions composant le « parti » dans leur lutte interne pour s'imposer aux autres. Mais c'était en même temps quelque chose de plus, leur tissu conjonctif qui, en période normale, sans tensions, tenait ensemble le « parti ».

 

Les marxistes ne pouvaient pas ne pas savoir que la démocratie est un mécanisme de coercition en même temps qu'un moyen de mystification organisationnel. Au reste, ils étaient tout disposés à s'en servir pour leurs buts, comme ils le foulaient aux pieds quand c'était nécessaire, toujours pour leurs buts. Tout cela se justifiait tant que les partis n'étaient pas purement communistes et qu'il s'agissait de gagner et de se soumettre des courants non communistes — proudhoniens ou lassalléens, par exemple — en utilisant le mécanisme démocratique. (La question peut, en revanche, se poser toujours dans les syndicats qui, par définition, défendent les intérêts matériels — proches ou lointains — de tous les prolétaires sans distinction d'idées, d'opinions religieuses ou philosophiques.)

 

En somme, les marxistes n'ont jamais considéré le programme comme dépendant d'un mécanisme formel, fût-il le moyen démocratique. Ses racines sont autrement profondes. Et Marx le savait mieux que quiconque, puisqu'il parlait de la théorie comme d'une force matérielle, qui gagne et domine les individus, y compris lui-même ; « Nous sommes fermement persuadés que ce n'est pas la tentative pratique, mais l'exécution, à partir de la théorie, des idées communistes qui représente un danger véritable [pour les classes dominantes]. En effet, lorsqu'elles deviennent menaçantes, et même lorsqu'elles sont effectuées en masse, les tentatives purement pratiques peuvent recevoir une réponse des canons. Mais des idées qui vainquent notre intelligence, qui conquièrent notre esprit, auxquelles la raison lie la conscience, ce sont là des chaînes dont on ne peut se défaire et qu'on ne peut arracher sans s'arracher soi-même le cœur : ce sont des démons que l'homme ne peut vaincre qu'en s'y soumettant [47] »

 

Si nous parlons néanmoins de Marx-Engels et du marxisme, ce n'est pas parce que nous attribuons un rôle à des individus ou groupes d’individus supérieurs, envoyés pour le bien de l'humanité. Nous avons toujours en vue le « parti Marx », un ensemble différencié de la masse, utilisant les individus comme les cellules qui composent les tissus, et les élevant à une fonction qui, sans ce complexe de relations, n'eût pas été possible. Cet organisme, ce système, ce complexe d'éléments, dont chacun a ses fonctions propres, est le parti de classe, analogue à l'organisme animal dans lequel concourent des systèmes très compliqués de tissus, de vaisseaux, etc. En ce sens, le parti détermine la classe — et les individus de cette classe — en la rendant consciente et capable de faire son histoire. C'est non un instrument, mais l'organe de la classe.

 

Le cerveau du chef — Marx, Engels ou Lénine par exemple — est, dans ces conditions, un instrument matériel fonctionnant grâce aux liens qui l'unissent à toute la classe et au parti. Les formules qu'il donne en tant que théoricien, les règles qu'il prescrit en tant que dirigeant pratique, ne sont pas des créations à lui, mais la forme précise d'une conscience dont les matériaux appartiennent à la classe-parti et proviennent d'une très vaste expérience[48] .

 

Les données de cette expérience n'apparaissent pas toutes présentes à l'esprit du chef sous forme d'érudition, et c'est ce qui permet d'expliquer, de façon réaliste, certains phénomènes d'intuition qui sont vulgairement pris pour de la divination ou la marque d'un génie supérieur, mais qui, loin de prouver la transcendance de certains individus sur les masses, confirment à l'inverse que le chef est l'instrument de la pensée et de l'action communes, et non pas son moteur.

 

Les chefs sont ceux qui savent le mieux et le plus efficacement penser de la pensée de la classe, vouloir de sa volonté, cette pensée et cette volonté étant le produit nécessaire des facteurs historiques sur la base desquels elles édifient activement leur œuvre. Marx illustre de façon extraordinaire cette fonction du chef prolétarien par l'intensité et l'ampleur avec lesquelles il l'exerça. Au moment de la mort de Marx, Engels écrivait : « Ce que cet homme a été pour nous sur le plan de la théorie et, dans les moments décisifs, sur le plan de la pratique, on ne peut s'en faire une idée que si l'on a vécu toute une vie auprès de lui. Pour des années, son immense hauteur de vue va manquer sur la scène en même temps que lui. Il nous dépassait tous. Le mouvement continue, mais il lui manquera l'homme qui intervenait avec calme, au moment voulu, avec supériorité, et qui a épargné au mouvement plus d'un égarement pénible [49]. » Et puis, revenant au plan individuel, Engels d'écrire : « Marx n'aurait jamais supporté cela [la vie d'un être sans ressort]. Vivre en ayant devant lui tant de travaux inachevés, brûlant comme Tantale du désir de les terminer, et être incapable de le faire — c'eût été pour lui mille fois plus amer que la douce mort qui l'a surpris [50]»

 

Si nous nous attachons à l'œuvre de Marx, c'est qu'elle fait merveilleusement comprendre la dynamique collective qui pour nous, marxistes, anime l'histoire. Mais nous ne pensons à aucun moment que sa personne conditionnait le processus révolutionnaire à la tête duquel il se trouvait, et encore moins que sa disparition a arrêté la marche en avant des classes ouvrières.

 

Le parti, qui permet à la classe d'être classe et d'agir comme telle, se présente comme une organisation unitaire dans laquelle les divers individus remplissent les fonctions correspondant à leurs aptitudes. Ils sont tous au service d'un but et d'un intérêt qui s'unifie toujours plus intimement dans le temps et l'espace. Certes, tous les individus n'ont pas la même place ni le même poids dans l'organisation, mais à mesure que la division des tâches se rationalise, il devient de plus en plus impossible que celui qui se trouve à la tête se transforme en privilégié aux dépens des autres. C'est parce que l'action du parti s'exerce dans les sens les plus différents et que sa fonction collective dépasse tout personnalisme, que le parti doit répartir ses diverses fonctions entre ses membres. L'alternance des militants dans ces tâches est un fait naturel qui ne doit certainement pas obéir aux mêmes règles que les carrières bureaucratiques et bourgeoises. Dans le parti, les postes plus ou moins brillants, plus ou moins en vue, ne doivent pas être mis en concours entre les camarades « en émulation » : le parti est un corps complexe et structuré qui tend organiquement et naturellement à s'adapter à ses fonctions tracées par le programme d'action. La nature organique du parti n'exige nullement, si elle est bien comprise, que chaque camarade voie, dans tel autre spécialement désigné pour transmettre les directives au centre, un modèle moral ou intellectuel, voire même l'incarnation de la force du parti. Cette conception politique tient compte des conditions réelles de vie et de lutte de la classe la plus déshéritée et la plus nombreuse de l'infâme société bourgeoise, et — en toute occurrence — elle se situe au-dessus de la conception du philistin.

 

Cela vaut dès aujourd'hui pour le parti-classe et vaudra demain pour toute la société : la révolution communiste ne va pas vers la dissolution des rapports entre individus, mais vers leur resserrement et leur rationalisation. Elle est anti-individualiste, parce que matérialiste. Ne croyant ni à l'âme ni à un élément métaphysique transcendant de l'individu, elle insère les fonctions de celui-ci dans un cadre collectif et une hiérarchie qui substituera peu à peu la rationalité technique de l'activité à la coercition. En ce sens aussi, le parti est déjà un exemple d'une collectivité sans coercition, du communisme.

 

Cette conception tient compte de ce que le communisme n'établit plus de rapport entre le travail fourni par l'individu et sa rémunération — qui, techniquement, est déjà une absurdité sous le régime de la grande industrie capitaliste où le prix de la marchandise-salaire aussi bien que celui de l'article fabriqué en grande série se fixent par un calcul de moyenne ; elle tient compte, en outre, de la critique faite par Marx-Engels à l'égalitarisme des anarchistes et, enfin, elle permet d'envisager la satisfaction des besoins en fonction de l'épanouissement le plus universel des individus, et non de leur égalisation mesquine et factice.

 

Si l'homme, l' « instrument », exceptionnel existe, le mouvement l'utilise, mais il peut tout aussi bien vivre s'il n'existe pas [51].

 

Marx se considérait lui-même comme lié au communisme non par un engagement formel, constitutionnel, statutaire, vis-à-vis d'un appareil ou d'une majorité « devant qui il eût été responsable », mais par la tâche qu'il effectuait dans le parti, tout naturellement — si l'on peut dire — par réaction à sa situation dans la société, aux infâmes conditions matérielles et intellectuelles de vie et de production.

Scherzer, qui se figurait qu'il appartenait à une délégation du parti d'investir Marx et Engels dans leurs fonctions dirigeantes, s'attira la réponse suivante : « C'est de nous seuls que nous tenons notre mission de représentants du parti prolétarien, qui est contresignée par la haine exclusive et générale que nous vouent toutes les fractions de l'ancien monde [52]. »

 

Les idées ou, mieux, les principes communistes seraient de pures abstractions si l'évolution matérielle de la société, et notamment le cours de l'économie, ne tendait pas, de par ses propres lois, vers l'effondrement de la société capitaliste et ne mettait pas a l'ordre du jour les idées et principes communistes ; bref, s'il n'existait pas une tendance nécessaire à la jonction des conditions « subjectives » et du cours objectif du monde moderne. Par rapport à l'évolution de la situation économique et sociale en général, le parti ne remplirait pas son rôle d'organe dirigeant de la classe s'il ne voyait pas à l'avance se dessiner le centre et l'époque de la crise qui doit ébranler la base économique de la société capitaliste [53].

 

 

Sans prévision, pas de parti ni de direction révolutionnaire

 

 

 

 

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La prévision dans le temps de la crise révolutionnaire est liée aux cycles économiques d'environ dix années, avec la succession de la reprise, de la croissance, de la prospérité, de la stagnation et de la crise. Cependant, l'expérience  historique a montré qu'en raison de l'imbrication des économies nationales ces phases sont décalées d'un pays (ou groupe de pays) à l'autre, et qu'en général il s'établit une courbe moyenne. En outre, par l'effet des guerres qui détruisent dans une mesure effrayante le potentiel des forces de production vivantes et matérielles, ainsi que, dans une mesure moindre, par l'action des superstructures politiques (concentration du pouvoir d'État et interventions dans l'économie  plus  ou  moins dirigée, etc.), les phases de crise économique ne provoquent pas à chaque fois une crise politique et révolutionnaire à l'échelle de la société tout entière. Le cycle de ces crises révolutionnaires générales a même tendance à s'allonger, englobant plusieurs cycles économiques successifs : 1848- 1870-1917 (1975, selon les prévisions de l'Internationale communiste révolutionnaire) [54].Ces déductions correspondent à la distinction établie par le marxisme entre crise économique et crise politique, entre crises locales et crise générale, bref, entre base économique et superstructures politiques.

 

En ce qui concerne la prévision dans l'espace, toutes les longues études et recherches de Marx-Engels au cours des cycles où triomphait la contre-révolution tendent à déterminer la nature et l'orientation générale du champ de forces de la société et de l'économie, et ce afin de situer à chaque fois le centre de gravité du mouvement révolutionnaire — Angleterre jusqu'en 1848, puis France jusqu'en 1871, enfin Allemagne et Russie, et Orient [55]. Sans cette analyse concrète de l'actuel mouvement économique et social dans sa marche vers la crise et la révolution, il n'est pas de direction consciente des forces révolutionnaires, il n'est pas de parti communiste.

 

Les partis qui n'ont pas de perspective scientifique basée sur cette analyse, ont pour ligne politique directive — consciente ou inconsciente, peu importe — le présent Autrement dit, ce sont des partis conservateurs, opportunistes ou réformistes, autant de synonymes quand il s'agit de partis ouvriers.

 

 

Partis formels et parti historique

 

 

 

 

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L'ordre chronologique que nous suivons dans la présentation des textes de Marx-Engels sur le parti et sur leur activité organisationnelle met en évidence un rapport manifeste entre le développement général de la production et de la société capitalistes et un renforcement ininterrompu des partis du prolétariat, soit un autre aspect du lien entre économie et politique.

 

Il saute aux yeux que les premières organisations ouvrières des années 1840 partaient d'un niveau infiniment bas de maturation des forces productives, autrement dit de conditions matérielles défavorables de la lutte frontale de classe, et se trouvaient fort éloignées de l'objectif ou niveau historique de la société communiste [56] Le fil qui reliait le but aux tâches immédiates, forcément déterminées au départ par les conditions et le rapport donné des forces, était donc — si l'on peut dire — très long. Il laissait entre l'action immédiate, pratique, et le but ou programme communiste une marge importante pour une « tactique souple », comme Lénine dut l'utiliser, par exemple, en Russie où se posait encore — comme en Allemagne à l'époque du Manifeste — le problème de la révolution double : révolution bourgeoise en février 1917, puis, en alliance avec la paysannerie pauvre (non salariée), renversement de ce pouvoir en octobre avec l'instauration de la dictature démocratique de la paysannerie et du prolétariat, enfin passage ultérieur à la pure dictature du prolétariat au cours d'une phase plus ou moins longue ou à la suite du triomphe du prolétariat des pays développés. Si l'on considère les conditions matérielles, les programmes et les statuts des partis successifs que Marx appelait formels par rapport au parti historique (qui revendique les pleins principes du communisme tant pour sa propre organisation que pour son action), on est amené à la conclusion qu'au fur et à mesure de la maturation des forces productives — à l'échelle générale de la société et à l'échelle particulière de chaque pays — les programmes immédiats tendent à rejoindre le plein programme communiste [57].

 

Tout au long de leur vie, Marx-Engels se sont attachés à ramener la courbe brisée de l'évolution des partis formels, surgis spontanément, à la courbe harmonieuse et continue du parti historique, en élevant chaque fois les revendications immédiates en direction du but et des principes communistes. En ce sens, ils incarnent au plus haut point l'activité de parti.

 

Une autre conclusion qui s'impose, c'est qu'une fois atteint un certain niveau d'organisation, de principe et d'action, même après une défaite et une chute apparente très profonde et très longue, la reprise du mouvement ouvrier s'effectue, dès le départ, au niveau maximal atteint au palier précédent. Il s'ensuit que les efforts des révolutionnaires, même s'ils sont mis en échec, ne sont pas vains et perdus. Mieux : l'action de la petite minorité de militants expérimentés et profondément attachés aux principes qui pousse le mouvement à son paroxysme se révèle comme un véritable facteur de progression du mouvement général. En conséquence, à chaque période historique successive, la formation du prolétariat en classe, donc en parti, part d'un niveau plus élevé, donc de conditions plus radicales. Lénine l'a bien compris.

 

 

Voyons les grandes lignes de l'évolution des organisations et des programmes depuis la formation du parti chartiste [58](dont Engels fut membre) dans les années 1840 en Angleterre en tant qu'expression du prolétariat industriel et agricole moderne du pays capitaliste le plus avancé.

 

Par rapport au chartisme, la Ligue des communistes apparaît quelque peu en retrait, étant composée en majeure partie de travailleurs non encore prolétarisés et salariés (artisans allemands disséminés dans les divers États allemands, la Suisse, la Belgique, l'Angleterre, la France), de sorte que son idéologie était largement imprégnée d'utopisme communiste, surtout à ses débuts : le progrès cependant — et il se trouve que les éléments les plus avancés et les plus radicaux du chartisme y poussaient aussi, — ce fut son internationalisme. La Ligue des communistes se caractérisait, en outre, par une vigoureuse tendance à la théorisation — et ce sera l'apport le plus notable du mouvement ouvrier allemand, représenté éminemment par Marx-Engels [59]. La conjonction de ces deux éléments devait développer des capacités d'organisation inconnues jusque-là dans l'histoire du mouvement ouvrier : la tendance à créer, bien avant la crise révolutionnaire, une forme d'organisation, si possible internationale, ayant un caractère stable, militant, et fondée sur des principes théoriques.

 

C'est au contact du mouvement ouvrier français, dont les capacités politiques sont exceptionnelles de par les luttes de classe et les conditions de développement de toute la société française, que les communistes allemands, grâce à leurs capacités pratiques de théorisation, parvinrent à des résultats organisationnels à l'échelle internationale. À la veille de la révolution de 1848, ils réussirent, en liaison avec la fraction la plus radicale du chartisme anglais, à constituer un premier comité international, embryon de la future Première Internationale.

 

Cependant, en 1848, le faible développement général des forces productives et la survivance, en Europe centrale et méridionale, des puissances féodales dans l'appareil politique des États faisaient que l'instauration de rapports capitalistes représentait encore largement, surtout sur le continent européen, la condition préalable non seulement du communisme, mais même de la formation de prolétaires : le mouvement était donc encore démocratique, étant donné que les tâches bourgeoises à réaliser étaient encore progressives et pouvaient donc être atteintes, soit en luttant aux côtés de la bourgeoisie révolutionnaire, soit en se substituant à elle, contre les survivances féodales [60].Bref, les tâches immédiates que dut nécessairement s'assigner le prolétariat au cours de la révolution de 1848 pouvaient résulter de la révolution bourgeoise elle-même dans tous les pays du continent (en dehors de la France), autrement dit, pouvaient être réalisées avec l'aide d'une fraction de la bourgeoisie. La révolution ouvrière de juin 1848 à Paris n'eut-elle pas elle-même, au dire de Marx, pour effet le plus direct — malgré sa défaite — de lancer le reste de l'Europe à l'assaut du féodalisme ? En outre, la guerre contre la puissance féodale russe eût pu assurer la victoire de la démocratie. Cette guerre, étant souhaitée par Marx-Engels, eût fait progresser la révolution, coupé la retraite à la bourgeoisie, et anéanti d'un seul coup le féodalisme déjà à demi vaincu [61].

 

Après l'échec apparent sur tous les fronts de la révolution de 1848 et la dissolution complète des organisations ouvrières aussi bien en Angleterre que sur le continent, la Première Internationale proclama que, dans tous les pays avancés, la classe ouvrière, pour réaliser son émancipation, ne pourra plus faire un bout de chemin en compagnie de la bourgeoisie radicale : la Nouvelle Gazette rhénane de Marx, organe de la démocratie, est remplacée par la première tentative d'organisation indépendante des travailleurs au sein d'une Internationale [62]. Certes, la Ire Internationale ne fit qu'ébaucher les premières organisations de classe du prolétariat, mais elle représente néanmoins la naissance du parti politique de tout le prolétariat européen et nord-américain, sa constitution internationale en classe. Le philanthropisme anglais d'Owen et les associations de secours mutuel devinrent des sociétés de résistance contre le capital, et en se fondant avec la politique, l'agitation économique et les grèves prirent un caractère social et révolutionnaire.

 

Engels explique lui-même quels furent et les résultats de la Ire Internationale et les moyens utilisés pour les obtenir : « La vieille Internationale est complètement morte. Et c'est une bonne chose… En 1864, la conscience théorique du mouvement était encore très confuse dans les masses d'Europe, c'est-à-dire dans la réalité : le communisme allemand n'existait pas encore sous la forme d'un parti ouvrier, le proudhonisme était encore trop faible pour enfourcher ses dadas, les dernières élucubrations de Bakounine n'avaient pas encore germé dans son esprit, même les chefs des syndicats anglais croyaient pouvoir entrer dans le mouvement sur la base du programme formulé par les considérants des statuts de l'Internationale [63]. »

 

« Lorsque Marx fonda l'Internationale, il rédigea les statuts généraux de manière que tous les socialistes de la classe ouvrière de cette époque pussent y participer : proudhoniens, Pierre-Lerouxistes et même la partie la plus avancée des syndicats anglais. Ce n'est que grâce à cette large base que l'internationale est devenue ce qu'elle fut : le moyen de dissoudre et d'absorber progressivement ces petites sectes, à l'exception des anarchistes, dont la soudaine apparition dans les différents pays n'a été que la réaction violente de la bourgeoisie contre la Commune [64] »

 

La Commune — première dictature du prolétariat à se maintenir trois mois — fut le plus grand succès de l'Internationale, sa fille, « bien que l'Internationale n'ait pas remué le doigt pour la déclencher, mais dont l'Internationale fut à juste titre rendue responsable » (ibid.).

 

Et Engels de prévoir la caractéristique première de la future IIe Internationale : « Pour susciter une nouvelle Internationale du type de l'ancienneune alliance de toutes les organisations prolétariennes de tous les pays —, il faudrait un écrasement général du mouvement ouvrier tel que nous l'avons connu de 1849 à 1864. Pour cela, le monde prolétarien est devenu trop vaste et trop profond. Je crois que la prochaine Internationale sera directement communiste et arborera franchement nos principes, lorsque les écrits de Marx auront produit leur effet durant quelques années. » (Ibid.)

 

Dans le passage suivant, Marx montre que le parti historique ne peut être détruit, mieux encore il resurgit toujours plus puissant : « Après la chute de la Commune de Paris, il était naturel que toute organisation de la classe ouvrière en France fût momentanément brisée ; mais aujourd'hui [1878] elle commence de nouveau à se développer. D'autre part, à l'heure actuelle, les Slaves, notamment en Pologne, Bohême et Russie, malgré tous les obstacles politiques et sociaux, commencent à participer au mouvement international, et ce avec une ampleur que les plus optimistes d'entre nous ne prévoyaient pas en 1872. Ainsi, au lieu d'être morte, l'Internationale n'a quitté sa première période d'incubation que pour entrer dans une phase supérieure de développement, dans laquelle ses tendances originelles sont déjà en partie réalisées. Dans le cours de ce développement croissant, elle aura à subir encore bien des métamorphoses, avant qu'elle puisse écrire le dernier chapitre de son histoire [65]. »

 

La théorie marxiste s'était confirmée dans l'évolution sociale, économique et politique de toute la société européenne et s'était imposée à l'action militante de tous les prolétaires révolutionnaires : constitution du prolétariat en classe, donc en parti ; assaut prolétarien contre le pouvoir bourgeois, et instauration d'un État prolétarien nouveau avec l'érection du prolétariat français en classe dominante, à la grande terreur de toutes les classes dominantes du monde. En conséquence, la IIe Internationale ne pouvait se créer, à la fin de la seconde grande vague contre-révolutionnaire, que sur les principes du socialisme scientifique de Marx-Engels, du prolétariat moderne.

 

La IIe Internationale semble, à première vue, faire un pas en arrière par rapport à la Ie qui, elle, formait une seule et même organisation internationaliste et regroupait sous une même direction parti politique et syndicat (cette unité était due à la faiblesse numérique des effectifs, dont la dispersion exigeait une liaison directe avec le centre). La IIe Internationale s'attachera à fonder, dans tous les pays quelque peu développés, des partis politiques socialistes et des syndicats ouvriers de masse. Ses défaillances, à la suite d'une très longue période pacifique (toute la violence concentrée du capitalisme s'exerçant sur les colonies), se manifesteront exactement au niveau de cette tâche et aboutiront au réformisme et au révisionnisme des principes. Au lieu de renforcer au fur et à mesure de sa progression la liaison et l'intégration internationales, les organisations prendront un caractère de plus en plus particulier, local, national, contingent ; au lieu de resserrer de plus en plus étroitement les organisations économiques et politiques, la coupure se fera entre activité politique (trop exclusivement parlementaire et orientée vers les réformes pacifiques et les compromis) et activités syndicales (trop cantonnées aux revendications immédiates, économiques).

 

La IIe Internationale eut pour première tâche de regrouper les forces prolétariennes en organisations massives de classe, en luttant pour l'amélioration des conditions d'existence des travailleurs et pour leur participation de classe aux luttes politiques. Elle a péri pour avoir trahi ses principes à l'heure décisive du heurt violent, la guerre impérialiste de 1914 constituant elle-même un démenti flagrant à ses illusions sur la possibilité d'améliorer progressivement les conditions de vie des masses et de conquérir pacifiquement le socialisme par une éducation socialiste préalable de la classe ouvrière. L'histoire sanctionna définitivement de chimérique la théorie d'un passage sans douleur au socialisme.

 

La IIIe Internationale devra d'abord restaurer les principes qui désormais, amplement confirmés par l'histoire, ne peuvent que vaincre dans la réalité ou être bafoués, et sont, à l'évidence, le patrimoine commun du prolétariat révolutionnaire du monde entier [66]. En théorie, les problèmes d'organisation ont définitivement trouvé leur solution, et il ne reste plus rien à inventer dans ce domaine.

 

La tâche à laquelle devra s'attacher essentiellement l'Internationale communiste sera celle-là même sur laquelle la IIe avait chuté : appliquer, par l'action, dans la pratique, les principes en accomplissant la révolution dans le monde entier. Les bolcheviks arrachèrent une première victoire du prolétariat en Russie, mais une tactique trop souple dans les pays développés de l'Ouest en ce qui concerne l'application des principes hautement et correctement proclamés au nom du prolétariat mondial [67] suscita une résurgence des particularités d'action, de recrutement, de directives et, avec l'échec de la révolution internationale dans les pays développés, la doctrine nationaliste de la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays, puis pays par pays, avec des moyens particuliers et contingents, retombant au niveau de la dégénérescence de la IIe Internationale, ce qui montre l'ampleur du recul actuel. Zinoviev tenta vainement, en 1926, de remonter le courant en proposant la formation d'un seul parti mondial, aboutissement normal de l'Internationale de Lénine [68], mais mesure purement formelle d'organisation, face à la puissance physique de l'État russe stalinien et des forces matérielles contre-révolutionnaires engendrées jusque dans le parti par la dégénérescence.

 

Notre tâche n'est pas ici de déterminer à l'avance les caractéristiques nécessaires du parti communiste mondial qui resurgira avec la reprise du mouvement ouvrier révolutionnaire. Ce qu'on peut lui prédire, c'est une soudure totale entre mouvement économique et politique, organisation et internationalisme, principe et tactique, centralisation et antidémocratisme, communisme et impersonnalisme, toutes choses que Marx-Engels revendiquaient au plus haut point pour le parti historique qu'ils représentaient et défendaient. Sans ces conditions, n'importe quel parti formel d'aujourd'hui éclate à la pression des terribles réalités d'aujourd'hui et d'un adversaire de plus en plus expérimenté et totalitaire [69].

 

La théorie de Marx sur la constitution du prolétariat en classe, donc en parti, énoncée dans le Manifeste, pouvait paraître irréelle, voire chimérique, en 1848, étant donné le faible niveau de maturité général. En fait, au fur et à mesure des années, elle n'a fait que se charger de réalité, gagner en densité, en profondeur et en extension, en même temps que les conditions de sa formation exigeaient plus de décision, de conscience, de radicalisme et de sens pratique, et constituaient un danger plus grand pour l'ordre établi du capital. Tant que cette première phase du développement du prolétariat en classe ne sera pas surmontée par le passage à la phase supérieure, son exigence ne fera qu'apparaître avec plus de force et plus d'actualité brûlante. Aux yeux du marxiste révolutionnaire, toute l'histoire politique du siècle tourne autour des efforts multiformes et répétés d'un prolétariat plus ou moins conscient de s'ériger en classe et de tentatives désespérées de la bourgeoisie pour contrecarrer ces efforts. En effet, celle-ci s'est rendu compte qu'elle « est incapable de dominer, politiquement et socialement, la nation sans l'appui de la classe ouvrière [70] », sans ces millions de complicités, objectives et sournoises, dans le « peuple » et parmi les salariés, ainsi que dans les partis ouvriers traîtres, qui doivent d'abord être dénoncés et ébranlés, car c'est après seulement qu'il devient possible d'attaquer efficacement le système capitaliste. C'est dire jusqu'à quel point le prolétariat, malgré sa passivité actuelle, domine la scène sociale de toute sa hauteur.

 

La constitution du prolétariat en classe, donc en parti, obéit au déterminisme historique le plus strict et n'est nullement un acte de volonté délibéré d'individus ou de groupes qui se fixent pour but de donner à la classe et à la révolution un instrument efficace de lutte, en rassemblant des militants ou des groupes autour d'une plate-forme de compromis. La formation du parti correspond à des tâches tout à fait précises qu'il ne s'agit ni d'inventer ni de créer, mais de sanctionner et de favoriser par une méthode cohérente et systématique. Bref, il faut s'y soumettre, en s'insérant, à partir des conditions données, dans le processus historique déjà amplement engagé par une praxis séculaire, en réalisant cette soudure grandiose qui assure la continuité de vie et d'action de ce corps social gigantesque qu'est le prolétariat d'hier, d'aujourd'hui et de demain.


 

 

Partis officiels et parti révolutionnaire

 

 

 

 

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Dans cette dernière partie, nous considérerons d'abord ce qui distingue le parti révolutionnaire des partis en général, et des partis ouvriers conservateurs en particulier. C'est en les situant dans les mécanismes de la assurent le mouvement ou, au contraire, la stagnation historique, que nous trouverons leurs différences. Puis nous aborderons la question des rapports entre le prolétariat en général et son parti, notamment dans la perspective du bouleversement révolutionnaire de la société existante.

 

 

Mais considérons, d'un côté, les organisations ou partis totalitaires, démocratiques, petits-bourgeois, bourgeois, et en face le parti ouvrier. On a vu que les partis qui ne visent qu'à rompre leur isolement vis-à-vis de l'État, en étant uniquement des partis d'opposition qui cherchent à gouverner seuls ou en coalition, ne sont que de purs partis politiques sans but social spécifique, autrement dit des partis bourgeois officiels, puisqu'ils n'outrepassent pas le mode de production social existant, le capitalisme. Mieux, ce ne sont que des excroissances de l'État, de par leur organisation légale et leur but gouvernemental, même si ces partis représentent des couches ou classes particulières de la société. La formule suivante d'Engel s'applique parfaitement à eux : « La société produit certaines fonctions communes de groupe qui lui sont indispensables. Les individus qui y sont nommés constituent une nouvelle branche de la division du travail au sein de la société. Ils acquièrent ainsi des intérêts particuliers même vis-à-vis de leurs mandants : ils se rendent indépendants vis-à-vis d'eux l'État est là [71]. »

 

Sous nos yeux, l'État capitaliste tend irrésistiblement à transformer tous les partis, syndicats et associations en ses prolongements ou tentacules. Le totalitarisme politique va de pair avec la concentration économique. Ce mouvement démontre, en outre, que les antagonismes multiples exigent un despotisme croissant du capitalisme qui tend certes à renforcer le système, mais témoigne aussi de difficultés sans cesse multipliées de la classe dirigeante. De fait, l'intégration des organisations ouvrières correspond à un mouvement finalement contradictoire dans lequel les intérêts particuliers de groupes socio-économiques opposés les uns aux autres se fondent en un équilibre hautement instable dans l'état, car les partis et associations s'efforcent de conserver une vie propre, avec leurs intérêts particuliers, leurs connivences troubles et leur byzantinisme vis-à-vis de leurs propres mandants, devenant certes des colosses, mais dont les pieds sont en argile comme il apparaît au moment des crises.

 

Une double différence sépare le parti révolutionnaire des partis officiels de toute sorte. Le parti révolutionnaire de classe plonge des racines profondes dans l'économie, au pôle où se trouvent concentrées les masses ouvrières, salariées et productives : il se relie donc directement à leurs luttes revendicatives, spécifiques, qui aboutissent, avec la revendication de l'abolition du salariat, au but communiste même du parti politique. La seconde différence est relative à son opposition à l'État bourgeois existant : contrairement aux partis ouvriers conservateurs, le parti révolutionnaire n'aspire pas à gouverner dans le cadre des institutions politiques et de l'économie capitalistes : tous ses efforts convergent vers le but, ouvertement proclamé, de la destruction de l'État bourgeois.

 

En somme, la différence est simple. Cependant, les choses se brouillent lorsqu'un parti révolutionnaire de classe, au lieu d'être vaincu et détruit par l'adversaire dans un heurt antagonique violent, dégénère progressivement pour passer dans le camp adverse, tout en continuant d'affirmer qu'il est un parti révolutionnaire du prolétariat. Cette question n'était pas du tout inconnue à Marx-Engels : toute leur activité de parti démontre qu'ils ont toujours concentré leurs efforts pour garder ou donner au parti son caractère de classe, en luttant contre tout ce qui le fourvoyait.

 

L'expérience de l'effondrement matériel — et non simplement subjectif — de l'énorme social-démocratie allemande au moment où elle était mise au pied du mur par la crise violente de 1914, et où elle trahit purement et simplement la classe ouvrière, est devenue l'exemple classique du dévoiement d'un parti de classe. La citation que nous reproduisons est certes de Trotsky, mais les conclusions et les enseignements pratiques et théoriques qu'il tire s'inscrivent directement dans la continuité de Marx-Engels dans leur lutte pour la création d'un véritable parti de classe du prolétariat allemand : mises en garde contre l'opportunisme naissant des dirigeants de la social- démocratie allemande, conseils à ces mêmes dirigeants afin qu'ils sauvegardent le caractère de classe de l'organisation, menaces de rompre tout lien avec une social- démocratie qui « fait commerce de ses principes » : « La social-démocratie allemande n'est pas un accident ; elle n'est pas tombée du ciel, elle est le produit des efforts de la classe ouvrière allemande au cours de décennies de construction ininterrompue et d'adaptation aux conditions qui dominaient sous le régime des capitalistes et des junkers. Le parti et les syndicats qui lui étaient rattachés attirèrent les éléments les plus marquants et les plus énergiques du milieu prolétarien, qui y reçurent leur formation politique et psychologique. Lorsque la guerre éclata, et que vint l'heure de la plus grande épreuve historique, il se révéla que l'organisation officielle de la classe ouvrière agissait et réagissait non pas comme organisation de combat du prolétariat contre l'État bourgeois, mais comme organe auxiliaire de l'État bourgeois destiné à discipliner le prolétariat. La classe ouvrière, ayant à supporter non seulement tout le poids du militarisme capitaliste, mais encore celui de l’appareil de son propre parti, fut paralysée. Certes, les souffrances de la guerre, ses victoires, ses défaites, mirent fin à la paralysie de la classe ouvrière, la libérant de la discipline odieuse du parti officiel. Celui-ci se scinda en deux. Mais le prolétariat allemand resta sans organisation révolutionnaire de combat. L'histoire, une fois de plus, manifesta une de ses contradictions dialectiques : ce fut précisément parce que la classe ouvrière allemande avait dépensé la plus grande partie de son énergie dans la période précédente pour édifier une organisation se suffisant à elle-même, occupant la première place dans la IIe Internationale, aussi bien comme parti que comme appareil syndical — ce fut précisément pour cela que, lorsque s'ouvrit une nouvelle période, une période de transition vers la lutte révolutionnaire ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière se trouva absolument sans défense sur le plan de l'organisation [72]. »

 

De nos jours, la dégénérescence du mouvement communiste international a produit par dizaines ces partis éléphantesques, vidés de toute énergie révolutionnaire, mais gonflés d'effectifs issus de toutes les catégories et classes sociales intégrées au système capitaliste, et portés par les bulletins de vote des masses embourgeoisées idéologiquement au moins autant, sinon plus, qu'économiquement.

 

Dans un brillant passage de Terrorisme et communisme, Trotski dresse d'abord un schéma, sorte de chaîne de causes à effets où il situe ces sortes de parti qu'il faut bien assimiler à cet énorme parasite qu'est l'État capitaliste sénile qui se gonfle démesurément et suce l'énergie vitale de la société. On notera que ces partis ont la dernière place parmi les superstructures de violence, dont le parasitisme croît en proportion géométrique à mesure qu'elles s'éloignent de la base économique où les forces vives produisent : « Si l'on s'élève de la production, fondement des sociétés, aux superstructures que sont les classes, les États, les institutions juridiques, les partis, etc., on peut établir que la force d'inertie de chaque étage de la superstructure ne s'ajoute pas seulement à l'inertie des étages inférieurs, elle est, dans certains cas, multipliée. En conséquence, la conscience politique de groupes qui, pendant longtemps, se sont imaginés être les plus avancés apparaît dans la période de transition comme un énorme frein au développement historique. Il est absolument hors de doute, actuellement [1919], que les partis de la IIe Internationale placés à la tête du prolétariat ont été la force décisive de la contre-révolution, parce qu'ils n'ont pas osé, su et voulu prendre le pouvoir au moment le plus critique de l'histoire de l'humanité et qu'ils ont conduit le prolétariat à l'extermination impérialiste mutuelle [73]. »

 

Marx avait déjà eu l'occasion de condamner « ce type d'organisation [qui] contredit le développement du mouvement prolétarien, car ces associations, au lieu d'éduquer les ouvriers, les soumettent à des lois autoritaires et mythiques qui entravent leur indépendance et orientent leur conscience et leur action dans une fausse direction [74]. »

 

Ce sont surtout des critères politiques — son attitude vis-à-vis de l'État existant — qui permettent de reconnaître un parti ouvrier dévoyé. En effet, ne serait-ce que pour garder leur influence sur les masses, ceux-ci continuent de prétendre défendre les intérêts économiques immédiats des masses ouvrières, s'efforçant de les satisfaire dans le cadre de la production existante. La caractéristique des partis ouvriers dévoyés, c'est donc qu'ils prétendent changer les rapports sociaux par de simples moyens politiques, en s'appuyant sur toutes les ressources fournies par l'État existant. Pour ce faire, ils doivent non seulement rejeter la violence du système capitaliste organisé, mais encore condamner celle, toute naturelle et dictée par les contradictions économiques existantes, des masses prolétariennes. Au lieu de s'appuyer sur les luttes spontanées des masses, de les encourager, en les dirigeant sur les objectifs généraux après les avoir organisées et concentrées, les partis ouvriers conservateurs inversent le sens des luttes, en agissant d'en haut vers le bas, ce qui amorce une véritable dictature du parti opportuniste sur les masses révolutionnaires. (Sur ses affiches électorales, l'actuel parti communiste dégénéré écrit tout naturellement qu'il veut agir « dans l'ordre », ce qui est la caractéristique première d'un parti conservateur.)

 

Comme Marx l'a répété cent fois, la révolution est un phénomène naturel qui part d'en bas, la violence des contradictions amassées déchaînant les masses. C'est alors qu'elles s'arment pour faire valoir leurs intérêts et, se heurtant à la violence concentrée de l'État existant, se forgent, au travers de leur parti de classe révolutionnaire, un nouveau type d'État, au moyen duquel elles luttent pour abattre les vestiges de l'ancienne puissance capitaliste et contre l'ennemi extérieur de la révolution.

 

Les marxistes révolutionnaires, dont Lénine, distinguent en conséquence entre le parti et l'État, et c'est aussi ce rapport qui fait la différence entre les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires, dont Staline, par exemple. La lutte qui n'est plus nationale, sinon dans sa forme et ses limitations, mais internationale, n'est pas dirigée par l'État de la dictature du prolétariat qui s'identifie au parti pour se le soumettre, mais par l'Internationale qui veille aux intérêts du prolétariat de tous les pays (et pas seulement du pays socialiste »), ainsi qu'aux intérêts futurs du mouvement prolétarien tout entier (et pas seulement à ceux d'une fraction, dite « camp socialiste » [75]).

Seule l'Internationale est capable de s'opposer au développement de fractions qui remplissent des « fonctions communes de groupes » et finissent par constituer des corps séparés, ayant des intérêts particuliers, distincts puis opposés à celui de l'ensemble du mouvement. En conséquence, Marx affirme : « Les objectifs de l'Internationale doivent nécessairement être assez vastes pour embrasser toutes les formes d'activité de la classe ouvrière. Leur donner un caractère particulier, ce serait les adapter aux besoins d'une seule section ou aux besoins des travailleurs d'une seule nation. Or, comment pourrait-on demander à tous de s'unir pour réaliser les intérêts de quelques-uns ? Si notre Association agissait de la sorte, elle n'aurait plus le droit de s'appeler l'Internationale. L 'Association ne dicte aucune forme déterminée aux mouvements politiques : elle exige seulement que ces mouvements tendent vers un seul et même but final [76]. »

 

Ce qui distingue une organisation ouvrière officielle et conservatrice d'une organisation prolétarienne révolutionnaire est trop important pour que l'on ne s'y attarde pas. Pour cela, nous définirons la place et la fonction — donc la nature — du parti révolutionnaire du prolétariat au sein du mouvement, des rouages ou structures du corps social. D'abord arrêtons un instant le film, pour des raisons d'expos didactique, en donnant des définitions successives dans un ordre logique, puis nous reprendrons le film, pour reproduire la dynamique du développement social.

 

 

Place du parti révolutionnaire dans la société

 

 

 

 

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Nous revenons à Marx-Engels, et notamment à la préface lapidaire de la Critique de l'économie politique de 1859.

 

Tout à la base de la production et de la société, nous trouvons les forces productives matérielles de la société, parmi lesquelles la classe travailleuse révolutionnaire est la plus essentielle. Outre la force de travail vivante de l'homme, elles comprennent aux différents moments du développement les ustensiles et instruments dont elle dispose pour exercer son activité, la fertilité de la terre cultivée, les machines qui ajoutent à la force de l'homme, les énergies mécaniques, physiques et chimiques, et enfin tous les procédés et techniques connus et appliqués par une société donnée à la terre et aux matériaux de ces forces manuelles et mécaniques.

 

Les rapports de production et d'échange d'un type donné de société émanent de la forme ou distribution donnée des forces productives. Ce sont « les rapports nécessaires que nouent entre eux les hommes dans la production sociale de leur existence ». Pour être plus concret, il y a parmi les rapports de production, au sens général, la liberté et l'interdiction pour tel ou tel groupe d'hommes d'accéder à la terre pour la travailler, de disposer des instruments, des machines, des produits du travail pour les consommer, les déplacer ou les attribuer à tel ou tel usage. Dans leur définition particulière et déterminée, il y a les rapports de production de l'esclavage, du servage, du salariat (force de travail-marchandise), de la propriété foncière, de l'entreprise industrielle.

 

Dans la définition, qui traduit non plus l'aspect économique, mais juridique, les rapports de production peuvent se dire rapports de propriété ou encore, comme on le trouve dans d'autres textes, formes de propriété portant sur la terre, l'outillage, le travailleur, le produit du travail de celui-ci, les marchandises, etc. Cet ensemble de rapports constitue, avec les forces productives, la base économique de la société.

 

Contrairement aux partis officiels qui se greffent sur l'état qu'ils prolongent, le parti révolutionnaire ouvrier prend sa source et son énergie dans les forces productives qui créent des formes sociales associées préparant les rapports de la future société communiste exprimés d'ores et déjà par le parti révolutionnaire. Ces forces productives nouvelles se révoltent contre les anciens rapports sociaux bourgeois devenus trop étroits et exigeant pour leur défense des superstructures politiques de l'État toujours plus énormes qui étouffent le développement d'une forme de société nouvelle, conforme aux forces productives nouvelles, créées par le travail. Le parti prolétarien prolonge ainsi, dans le domaine politique, l'activité du prolétariat dans l'appareil productif, la forme d'organisation intermédiaire étant le syndicat ouvrier qui organise la classe à partir de ses revendications économiques.

 

Les partis officiels tirent leur force du potentiel d'énergie représenté encore par l'État qu'ils prolongent ou les fractions de classe ou les couches dont ils sont l'expression. Ils peuvent disposer d'une force numérique parfois considérable ainsi que des ressources variables de ces groupes socio-économiques ou de celles de l'État. Le parti révolutionnaire, lui, tire sa force de toute la dynamique de la production qui tend, avec le développement des forces productives — donc du prolétariat —, à faire voler en éclats la forme de production et de société capitaliste. Toute l'énergie de la société va dans son sens, et elle atteint son paroxysme dans la pratique, lorsque les contradictions entre les classes touchent à leur maximum, avec la crise qui fait suite au développement suprême de la prospérité capitaliste. La révolution est le combat entre ces forces toutes deux gigantesques.

 

Après ce schéma des structures de la société capitaliste, nous passons maintenant à la dynamique du développement économique et social. Le moteur en est la contradiction entre les forces productives sociales et le mode d'appropriation privé capitaliste, qui se manifeste pour commencer dans l'économie par l'opposition entre salaire et plus-value. La plus-value extorquée aux travailleurs productifs accélère le processus d'accumulation qui croît à un rythme accéléré entraînant une socialisation de plus en plus poussée des forces productives vivantes et objectives, utilisées en masse et en coopération par le travail à la suite de la ruine des petites entreprises due à la concentration du capital. Le premier résultat en est la surproduction et la crise. L'antagonisme entre travail et capital produit donc littéralement le conflit entre le mode de production de plus en plus socialisé et le mode de distribution (d'échange ou d'appropriation) privé (des personnes, entreprises, groupes ou classes). Comme le dira Marx dans la citation ci-après, la base économique du corps social est trop développée pour les rapports étriqués de propriété bourgeoise — avec leur corollaire : la nom-propriété croissante des masses toujours plus exploitées — et se trouve pour ainsi dire écrasée par les superstructures politiques et idéologiques de l'État en lesquelles se sont prolongés les rapports de propriété capitalistes qui défendent le système capitaliste contre les autres classes de la société, notamment le prolétariat.

 

« À un certain degré de développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production et d'échange existants, ou — ce qui n'en est que l'expression juridique [77] — avec les rapports de propriété au sein desquels elles évoluaient jusqu'ici. De formes de développement qu'ils étaient, ces rapports deviennent des entraves au développement des forces productives. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale.

 

« Avec le changement de la base économique, toute l'énorme superstructure est plus ou moins rapidement bouleversée. Quand on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement des conditions économiques de la production — qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse [donc prévision possible de la crise et de la révolution] — et les formes juridiques, politiques religieuses, artistiques ou philosophiques [il s'agit d'une gradation], bref, les formes à travers lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le MÈNENT JUSQU'AU BOUT [78]. » Nous avons mis la fin de la citation en capitales pour mettre en évidence le fait qu'au travers des formes superstructurelles les hommes peuvent pousser la crise de production jusqu'à son terme et la dénouer révolutionnairement par l'instauration d'un mode de production nouveau, supérieur.

 

L'étude des structures de la société aboutit donc, en fin de compte, à répondre à la question de savoir où et comment les prolétaires doivent intervenir pour résoudre véritablement la crise, le socialisme ne surgissant pas spontanément de l'effondrement de la production capitaliste. En d'autres termes, la succession des modes de production dans l'histoire se réalise, en dernier ressort, par la révolution politique, et en ce sens, nous disent Marx-Engels [79] la violence est un agent économique.

 

Les prolétaires doivent porter la crise de l'appareil de production, du plan syndical et économique, jusque dans les superstructures, en brisant les institutions étatiques, juridiques, administratives, etc., bourgeoises ainsi que la vieille idéologie sous toutes ses formes, culturelles, artistiques, religieuses, etc. La production capitaliste a nécessairement des ramifications ou prolongements dans le domaine de la vie sociale, autrement dit des superstructures. Or, celles-ci ne s'écroulent pas en même temps que l'appareil économique s'arrête (crise économique) : il faut donc qu'elles soient tenues en échec et détruites, et — la force ne pouvant céder que devant une autre force — le prolétariat doit créer, du moins transitoirement, ses propres superstructures de violence [80].

 

 

Place du parti dans la production

 

 

 

 

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Les hommes font leur histoire eux-mêmes. À l'échelle des classes et de la société, ils le font par l'intermédiaire des superstructures, grâce auxquelles ils systématisent leur activité et concentrent leurs forces, d'abord en parti au niveau de la classe, puis en pouvoir d'État au niveau de la société, pour faire prévaloir leurs intérêts et leur mode de vie, et les imposer à l'ensemble de la collectivité. Ils manifestent, par ces superstructures, une volonté dans l'action. La forme en est inconsciente chez la bourgeoisie, s'effectuant sous la pression directe des situations changeantes. De toute nécessité, elle doit être consciente chez le prolétariat, dont l'action — pour être efficace — doit anticiper, de manière cohérente et systématique, le but auquel il tend : l'instauration d'une société dans laquelle les hommes organisent collectivement leur production et leur vie sociale d'après un plan commun, rationnel et conscient.

 

Dans l'histoire de l'humanité, les superstructures constituent un premier moyen d'intervention dans l'économie et la vie sociale :

 

« La dynamique des sphères politique, juridique, philosophique, religieuse, littéraire, artistique, etc., repose sur la dynamique économique. Ces sphères réagissent toutes les unes sur les autres, ainsi que sur la base, économique. Ce n'est pas que l'économie soit la seule cause active et que tout le reste n'exerce qu'une action passive. Au contraire, il y a action réciproque sur la base économique, encore que celle-ci l’emporte toujours en dernière instance. Par exemple, l'État agit par le protectionnisme, le libre- échange, par une bonne ou mauvaise fiscalité [81]. »

 

Ces sphères ne constituent donc nullement des reflets passifs de la base économique, comme se l’imaginent les marxistes vulgaires qui manquent d'esprit dialectique et n'entendent rien au déterminisme. Dans la société capitaliste développée, chacune de ces « sphères » représente une véritable branche d'activité regroupant des masses considérables d'hommes et de femmes — souvent salariées — qui remplissent des fonctions indispensables au capital, quoique improductives ou socialement nocives, par exemple l'administration, la police, l'armée, l'éducation nationale, la presse, la publicité, les spectacles, les exercices religieux, etc.

 

« Dans la mesure où toutes ces activités constituent des groupes indépendants au sein de la division sociale du travail, leurs productions y compris leurs erreurs — exercent une influence en retour sur tout le développement économique. Ce qui n'empêche qu'elles soient toutes sous l'influence dominante du développement économique [82]. »

 

Et Engels d'expliquer brièvement quel est le rapport entre l'économie et les activités superstructurelles : « L'économie ne crée rien directement d'elle-même, mais elle détermine une sorte de modification et un développement de la matière intellectuelle existante, et encore le plus souvent indirectement. Ainsi ce sont les formes politiques, juridiques, morales, qui exercent le plus directement une action sur la philosophie. » (Ibid.)

 

Les modifications sont donc très lentes et partent de la base économique « qui est en dernier ressort toujours déterminante ». C'est donc au fur et à mesure que se développent, au sein de la production capitaliste, les rapports sociaux nouveaux du futur communisme avec le travail associé à l'échelle de plus en plus grande de la masse des prolétaires, la combinaison sociale croissante des procédés, techniques et instruments de production, la production de plus en plus massive des produits fabriqués en grande série pour le marché mondial et l'application de plus en plus poussée de la science, de ce que Marx appelle le, « cerveau social [83] » qui s'est approprié, a combiné et systématisé toutes les connaissances et méthodes de la pensée humaine depuis l'aube des temps. C'est seulement au bout d'une longue période historique que ces rapports de production nouveaux se renforcent et, aux cycles de crise après une phase effrénée d'augmentation de la production, entrent en opposition tranchée avec les anciens rapports de production devenus trop étroits et prolongés dans l'énorme superstructure politique et administrative de l'État bourgeois.

 

Toute la conception marxiste du parti, fondée sur le matérialisme, l'histoire et la dialectique, et confirmée par les tâches pratiques de subversion sociale du parti, exige qu'il soit lié à l'économie, non pas dans l'abstrait, mais dans son cours réel, par définition changeant sous le capitalisme. La vision de la formation, de la nature et du rôle du parti sous-tend une vision bien déterminée du cours général de l'économie capitaliste dans lequel il agit. Toute déformation dans la conception du parti révèle implicitement une certaine vision économique.

 

Aux yeux de Marx-Engels, le cours du capitalisme ne correspond pas à une montée, puis à un déclin de la production, mais au contraire à une exaltation dialectique de la masse des forces productives (avec l'accumulation toujours croissante des moyens de production matériels à un pôle, et la réaction hostile de masses toujours plus dominées et contrôlées par le capital, notamment l'antagonisme de classe du prolétariat). Le potentiel productif et économique général monte toujours en moyenne jusqu'à ce que l'équilibre soit rompu : on a alors la crise ou phase révolutionnaire explosive au cours de laquelle, dans une courte période précipitée par la rupture des formes de production surannées, les forces de production tombent pour se donner une nouvelle assise ; lorsque la crise est surmontée, elles reprennent une ascension plus puissante encore. Il y a donc montée générale en moyenne, avec des cycles de crise, révolution ou guerre, puis de reprise, de prospérité et de nouvelle crise.

 

Toutes les écoles révisionnistes — du réformisme classique au stalinisme en passant par les écoles trotskistes (sous une forme plus atténuée, mais plus insidieuse) — se retrouvent, au contraire, pour affirmer que le capitalisme, après une phase de maturité, suit une courbe descendante qui ne peut plus remonter : sa courbe est fataliste et gradualiste, au lieu d'être ascendante en moyenne et heurtée avec des chutes cycliques. Elles ignorent, en outre, l'action des superstructures politiques, avec l'intervention de l'État, la fiscalité, le libre-échange ou le protectionnisme (ou la combinaison des deux), qui ont une action en retour sur l'économie, comme il ressort expressément de la citation ci-dessous d'Engels. Or donc, le réformisme classique estimait que, lorsque le capitalisme aura fini de décliner, le socialisme viendrait de lui-même sans agitations, sans luttes ni heurts armés, sans préparation de parti : des éléments de socialisme pénètrent progressivement le tissu capitaliste, avec les nationalisations, les transports en commun, les constructions d'intérêt social, les services publics destinés à l'éducation, la santé, l'hygiène, l'assistance aux enfants, malades, vieillards, etc. La conception de Staline et des post-staliniens est que la production russe dite socialiste est toujours en forte expansion, alors que la production capitaliste serait en baisse à l'âge impérialiste ou sénile du capital. En réalité, la production russe est celle d'un capitalisme jeune dont la croissance initiale, à l'instar de celle de tout corps jeune, est très forte, puis baisse progressivement, tout en restant ascensionnelle et heurtée.

 

La conception dite trotskiste rejoint par certains points le courant anarchiste en ce sens qu'elle voit la courbe du capitalisme non plus positive mais négative sous le capitalisme sénile. Ainsi la révolution pourrait éclater à n'importe quel moment, comme le pensent les anarchistes de toujours qui ne prêtent aucune attention à l'incidence de l'économie sur le processus révolutionnaire et, en conséquence, dédaignent l'action des superstructures tant de la bourgeoisie, pour conserver et stimuler la production capitaliste, que du prolétariat, pour l'organisation des masses grâce au parti afin de préparer et diriger la révolution qui ouvrira la voie au communisme une fois brisées les institutions politiques bourgeoises. Certes, les trotskistes ne jurent que par le parti ; toutefois, à leurs yeux, les conditions matérielles existent depuis longtemps, mais seules manquent les conditions subjectives. Or, leur fausse vision générale du cours concret du capitalisme fait précisément qu'il y a un décalage impossible à combler entre les conditions matérielles en stagnation ou en déclin et les conditions subjectives devant aller dans le sens d'une reprise.

 

Dans la vision marxiste correcte des cycles heurtés, les conditions matérielles finissent — après plusieurs cycles décennaux — par rejoindre les conditions politiques, et lors de la chute de la production capitaliste au moment de la crise, les conditions subjectives — conscience et volonté incarnées au niveau de la classe dans le parti — peuvent intervenir en politique d'abord, en économie ensuite, par des « mesures despotiques ».

 

Marx-Engels ont combattu l'ouvriérisme, surtout en France, parce qu'il élargit outrancièrement les conditions d'admission dans les organisations prolétariennes, dépolitise le parti et aboutit à faire hésiter sur l'emploi énergique des moyens politiques actuels. De même, ils ont combattu, surtout en Allemagne, la déformation intellectualiste de ceux qui envisagent le parti comme un regroupement d'éléments conscients, mais dépourvus de liens avec la lutte de classe physique, économique, des masses.

 

Séparer les conditions dites « subjectives » des conditions objectives revient à tomber dans l'une ou l'autre de ces déformations. C'est alors que la question se pose de savoir « pourquoi la révolution n'avance pas ». Or, elle ne peut avoir de réponse si l'on admet que le capitalisme du stade impérialiste est déclinant. En revanche, la vision marxiste d'une courbe heurtée, mais ascendante jusqu'au sommet où se produit une chute violente, brusque, presque verticale, et au fond de laquelle un nouveau régime social peut surgir, entamant un nouveau cours historique ascensionnel des forces productives, peut seule expliquer le processus révolutionnaire aussi bien que contre- révolutionnaire. En outre, elle explique tous les phénomènes de l'actuelle phase impérialiste : en économie, concentration et développement croissants des trusts, monopoles, dirigismes d'État, nationalisations, et en politique, régimes totalitaires et policiers, superpuissances militaires et blocs impérialistes, etc., qui règnent en maîtres.

 

Face à ces développements, il serait réactionnaire — et vain — que le parti opposât des revendications gradualistes, dans le domaine politique, avec des formules de compromis démocratiques, parlementaristes, en vue de la restauration de formes libérales et tolérantes.

 

Comme l'histoire, l'économie et la politique n'ont cessé de se radicaliser depuis un siècle, il doit en aller de même du parti révolutionnaire.

 

Marx et Engels se sont toujours élevés contre l'idée qu'il fallait « déradicaliser » le parti pour accroître ses effectifs et son influence sur les masses prolétariennes. On connaît la formule de Marx selon laquelle la théorie devient une force matérielle en s'emparant des masses, et pour ce faire elle doit être radicale [84]. Toute leur lutte contre l'ouvriérisme (qui veut élargir le parti à toute la classe), contre l'anarchisme (qui veut diluer l'organisation dans la masse hétérogène du peuple) [85] et enfin contre le réformisme naissant de la social-démocratie témoigne de ce que, pour conquérir les masses, la théorie et le parti, qui revendique le programme dans son intégralité par- delà les situations contingentes, doivent être radicaux. L'Internationale communiste a commencé de dégénérer après Lénine, parce qu'elle croyait conquérir les masses, non pas en faisant front commun là où il le faut, à savoir sur le plan syndical, au niveau des revendications économiques ouvrières, mais sur le plan politique, en faisant front commun avec les organisations et partis ouvriers conservateurs d'abord (avec les socialistes qui, en Allemagne et en Italie, avaient lutté contre les premiers assauts révolutionnaires des prolétaires), puis avec les partis « démocratiques » petits-bourgeois et bourgeois. Cette série d'alliances correspondait, en fait, à une dilution des principes et de l'organisation que l'on appelait à  devenir un « parti de masse » et à collaborer avec d'autres partis, le programme perdant de plus en plus son caractère de classe pour devenir populaire.

 

L'illusion du stalinisme a été de croire que de pures mesures formelles d'organisation — monolithisme du parti, discipline rigide, autocritique des militants, sanctions de toute sorte à l'intérieur du « parti de fer » pouvaient sauver les principes et la révolution, alors qu'en réalité ces mesures se retournaient despotiquement contre les éléments réellement communistes et ne faisaient que préparer l'absence de principes pour tous les tournants et politiques possibles et la négation finale du communisme, après que le parti de classe du prolétariat eut été caricaturé, tronqué et sali.

 

 

Place du parti dans la classe

 

 

 

 

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Aujourd'hui plus que jamais, face aux conceptions populaires et démocratiques, il faut souligner, pour saisir l'originalité de la position de Marx-Engels, le caractère de classe du parti révolutionnaire.

 

Chez l'individu — même s'il s'agit d'un prolétaire —, ce n'est pas la conscience théorique qui détermine la volonté d'agir sur le milieu ambiant, extérieur, c'est l'inverse qui se vérifie dans la pratique. La poussée du besoin physique détermine, au travers de l'intérêt économique, une action d'abord non consciente et instinctive, soit — pour le prolétaire — une activité déterminée par la forme et le rapport de production dans lequel d'emblée il se trouve placé. C'est seulement bien après l'action que se manifestent, par l'intervention d'autres facteurs, la critique et la théorie. Aussi étrange que cela puisse paraître aux yeux de l'ouvriériste ou du révolutionnaire immédiatiste de toutes nuances, il se trouve que spontanément, dans les rapports de production de la société capitaliste, « les idées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les idées dominantes. Autrement dit, la classe qui détient la puissance dominant matériellement la société est aussi celle qui la domine intellectuellement. La classe qui dispose des moyens matériels de la production dispose du même coup de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les idées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante [86]. » Nous sommes alors sur le terrain de la démocratie qui ignore les conditions économiques, déterminées, de chaque citoyen.

 

Spontanément, les individus qui composent la classe sont poussés à agir dans des directions discordantes, de par leur situation particulière dans le système capitaliste. S'ils sont consultés et libres de décider, par le suffrage universel, leur décision s'effectue finalement dans le sens des intérêts de la classe opposée qui détient les moyens de production matériels et intellectuels dominants.

 

Il ressort de toutes les pages de Marx sur le parti que non seulement le communisme est le résultat de tout le mouvement économique de la société, mais encore l'expression de la lutte politique, toute spécifique, de la classe ouvrière pour son auto-émancipation. La classe ouvrière ne peut agir avec des moyens qui vont en sens inverse de son but et de ses intérêts généraux. Elle ne peut se libérer que dans ses conditions à elle. En ce sens, un mécanisme de l'appareil parlementaire bourgeois — les élections — ne peut permettre le triomphe du socialisme. S'il est vrai qu’à une certaine période historique il a pu avoir une certaine utilité, du reste toute relative, ce n'est, par rapport aux moyens réels qui assurent la révolution socialiste, qu'un moyen bien dérisoire. Non seulement le prolétariat agit avec ses propres organisations de classe — syndicats et parti —, mais encore lui faut-il tout un long et complexe procès de transformation révolutionnaire pour parvenir au socialisme.

 

De par ses contradictions, le système capitaliste (qui tend à dominer totalitairement les activités productives aussi bien qu'intellectuelles de tous les membres de la société) a cependant des failles. Et ce qui importe dans celles-ci, c'est leur caractère général de classe. L'ensemble des ouvriers, placés dans les mêmes conditions économiques, se comporte de façon analogue. La concomitance des stimulations et des réactions y crée la prémisse d'une activité commune, puis d'une volonté semblable et d'une conscience collective plus claire.

 

Pour la classe sociale, le processus est d'abord le même que chez l'individu : il commence par le besoin physique et l'intérêt économique, avec l'acte presque automatique pour le satisfaire, et se poursuit par des actes de volonté et, à l'extrême, par la conscience et la connaissance théorique ; mais ici on assiste à une exaltation gigantesque de toutes les forces convergentes vers une direction concomitante. On ne dira jamais assez, que la conscience individuelle — et même celle de la masse — suit l'action, et que cette action suit la poussée de l'intérêt économique. Ce ne sera que dans le parti de classe, et dans des phases déterminées pour les masses, que la conscience et la décision d'agir précèderont le heurt de classe. Or, c'est dans le parti que confluent les influences individuelles et de classe, et que se crée, grâce à ces apports, une possibilité et une faculté de vision critique et théorique ainsi qu'une volonté d'action qui permettent de transmettre aux militants et aux prolétaires individuels l'explication des situations et des processus historiques en même temps que les directives et décisions d'action et de lutte

 

Mais si le déterminisme exclut volonté et conscience antérieures à l'action chez l'individu, le renversement de la praxis — la volonté consciente d'agir, dominant et inversant, pour la première fois dans l'histoire, le sens de la poussée aveugle des hommes vers le progrès — n'existe que dans le parti de classe, en tant que résultat d'une élaboration collective et historique générale. Cette vision exclut la formation de la théorie et du parti par le concours des consciences et des volontés d'une somme ou d'un groupe d'individus.

 

Les syndicats sont, au niveau économique, un premier pas vers la constitution du prolétariat en classe distincte de toutes les autres classes : les ouvriers organisés y tendent à agir collectivement dans un sens unitaire, et non plus dans des directions discordantes comme les ouvriers le font spontanément. Les syndicats révolutionnaires — ceux qui luttent en théorie et en pratique pour l'abolition du salariat — concentrent les efforts des ouvriers en sens opposé aux intérêts des patrons, soit en direction du but communiste du parti politique de classe.

 

Schématiquement, la classe forme une pyramide dont la base repose sur les rapports économiques déterminés, elle est formée par les individus de la classe qui produisent et agissent en tous sens sous la pression directe des conditions matérielles de la forme de production. Les syndicats agissent contre les capitalistes dans un sens immédiat, mais sans la capacité de faire converger par eux-mêmes les efforts dans une action commune vers un but unique, à moins d'être imprégnés des principes du communisme et liés au parti politique de classe. Chaque étage de la pyramide implique donc la soudure avec l'étage précédent et le suivant.

 

Le travail et la lutte au sein des associations économiques prolétariennes est donc un devoir constant et une condition indispensable au succès de la lutte révolutionnaire, au même titre, d'une part, qu'une pression des forces productives sur les rapports de production et, d'autre part, qu'une juste continuité théorique, organisationnelle et tactique du parti de classe. De fait, il n'est pas de meilleure préparation pour les militants que le travail au sein de la classe et des associations économiques.

 

Dans les diverses phases d'évolution de la classe bourgeoise — révolutionnaire, réformiste, totalitaire ou anti- révolutionnaire —, la dynamique de l'action ouvrière subit de profonds changements : interdiction, tolérance et, enfin, assujettissement des syndicats par leur intégration dans l'État. Même dans cette situation, la masse des prolétaires se trouve dans les syndicats et doit être organiquement reliée à la minorité encadrée dans le parti au travers d'une couche d'organisations politiquement neutres — pour le moins —, mais accessibles statutairement aux ouvriers en tant que tels. Il faut s'attendre que de tels organismes resurgissent dans la phase d'approche de la révolution.

Le sommet de la pyramide organisée de la classe, dont la pointe se rétrécit telle un fer de lance, est formé par la direction du parti, reliée par mille fils à la base. Celle-ci n'a aucune autonomie, mais agit dans la continuité de la théorie, de l'organisation et des méthodes tactiques.

 

En conclusion, il apparaît de tous les rapports entre parti et classe qu'il est faux d'affirmer qu'il suffit de consulter la base pour décider de l'action à suivre, à condition que la consultation soit démocratique, comme l'affirment l'ouvriérisme, la social-démocratie et les fractions parlementaires en général. Mais il est tout aussi faux d'admettre que le centre — qu'il s'agisse d'un comité ou d'un chef de parti — suffit à décider de l'action du parti et de la masse ouvrière, et a le, droit de découvrir de nouvelles formes de lutte ou d'organisation ainsi que de fixer des cours nouveaux. Il suffit, pour le prouver, de dire que si le sommet de la pyramide n'est pas lié par mille fils à tout le reste de la classe, il ne peut être que le jouet dérisoire des forces sociales imposantes des autres classes qui sont toutes, en fin de compte, dépendantes de la bourgeoisie mondiale.

 

Les deux déviations conduisent au même résultat : la base n'est plus la classe prolétarienne, mais le peuple ou la nation, et — aux yeux de Marx-Engels, comme de Lénine plus tard — il en résulte une direction qui est au service de la contre-révolution et donc du système de domination bourgeois.


 

 

Activités d'organisation
(1843-1847)

 

 

 

 

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Il serait souhaitable que ces trois nations — l'Angleterre, la France et l'Allemagne — s'entendent entre elles pour établir en quoi elles concordent ou sont en désaccord, car il doit bien y avoir des points de vue différents, puisque la doctrine du communisme vient d'une source différente dans chacun de ces trois pays.

 

Les Anglais parvinrent à ce résultat d'une manière pratique [économique] à la suite de l'accroissement rapide de la misère, de la désagrégation des mœurs et du paupérisme dans leur pays ; les Français de manière politique, du fait qu'ils exigèrent les premiers la liberté et l'égalité politiques, la revendication de la liberté et de l'égalité sociales ; les Allemands vinrent au communisme par la philosophie, en tirant les conclusions à partir de ces premiers principes...

 

Il faut que les ouvriers de ces trois pays apprennent à se connaître. Si ce premier pas est fait, je suis persuadé que, de tout cœur, ils souhaiteront tous le succès de leurs frères communistes de l'extérieur.

 

 

ENGELS, The New Moral World,

4 novembre 1843.

Agitation en Allemagne

 

 

 

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Je viens de passer trois jours à Cologne, et j'ai été frappé par l'ampleur de la propagande que les nôtres y ont faite 1. Nos amis y sont très actifs ; toutefois, on sent nettement chez eux l'absence de formation de base théorique. Tant qu'on n'aura pas présenté, dans une série de textes, un exposé historique et cohérent de nos principes en tenant compte de l'évolution des idées et du passé, nous ne ferons qu'une agitation inconsciente et, le plus souvent, aveugle. Je me suis rendu ensuite à Dusseldorf, où nous avons également quelques éléments très actifs. Cependant, ce sont encore nos gars d'Elberfeld que je préfère. Une conception véritablement humaine leur est passée dans la chair et le sang.

 

Il y a quelques jours, je suis allé à Cologne et à Bonn. Tout marche bien à Cologne 2. Grün t'aura probablement parlé de l'activité déployée par les nôtres. Hess a également l'intention d'aller à Paris lorsqu'il aura rassemblé l'argent nécessaire, d'ici deux à trois semaines. Bürgers y est déjà avec vous de sorte que vous y formerez un véritable conseil. Vous aurez d'autant moins besoin de moi que je suis devenu plus nécessaire ici. Il est clair que je ne puis encore venir en ce moment, à moins de me brouiller avec toute ma famille. En outre, j'ai encore une affaire de cœur à régler au préalable. Enfin, il faut que l'un de nous soit ici, car les gens ont tous besoin d'être aiguillonnés pour continuer leur activité dans le même sens et ne pas se perdre dans toutes sortes de détours ou s'engager dans des voies sans issue.

 

Ainsi, il m'est impossible de convaincre Jung et combien d'autres qu'il y a entre Ruge et nous une différence de principes, et ils continuent de penser qu'il y a simplement une brouille personnelle 3. Quand on leur dit que Ruge n'est pas communiste, ils ne le croient pas vraiment, et prétendent qu'il est toujours regrettable de rejeter inconsidérément une telle « autorité littéraire ». Que répondre ? Force nous est d'attendre que Ruge laisse échapper une gaffe énorme pour leur administrer la preuve ad oculos. J'ai l'impression bizarre qu'il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez Jung, il n'a pas assez de fermeté.

Nous organisons partout en ce moment des réunions publiques afin de créer des associations pour l'amélioration des conditions ouvrières 4. Cela crée une agitation insolite chez nos braves Allemands, et tourne l'attention des philistins sur les questions sociales. On organise ces réunions sans s'inquiéter le moins du monde de ce qu'en pense la police. À Cologne, le comité pour l'élaboration des statuts se compose pour moitié de gens que nous y avons placés. À Elberfeld, nous y avons au moins un homme et, avec l'aide des rationalistes, nous avons, dans deux réunions successives, infligé une cuisante défaite aux calotins : à une majorité écrasante, nous avons fait écarter des statuts toute trace d'idées chrétiennes. Je me suis bien diverti en constatant combien ces rationalistes se rendaient ridicules avec leur vision théorique du christianisme et leur pratique athéiste. En principe, ils donnaient absolument raison à l'opposition chrétienne, mais en pratique le christianisme — qui, de leur propre aveu, constitue le fondement de l'association — ne devait en aucun cas être mentionné dans les statuts : ils devaient contenir tout, hormis le principe vital de l'association ! Mais ces gaillards s'accrochèrent avec tant d'obstination à leur ridicule position que je n'eus pas à dire un mot pour obtenir les statuts tels que nous pouvions les souhaiter dans les conditions actuelles. Il y aura une nouvelle réunion dimanche prochain, mais je ne pourrai pas y assister, car je vais en Westphalie.

 

Je suis en plein dans les journaux et livres anglais dans lesquels je puise la matière de mon ouvrage sur La Situation de la classe laborieuse en Angleterre. Je compte l'avoir achevé vers le milieu ou la fin janvier, puisque j'en ai terminé depuis une ou deux semaines avec le travail le plus difficile, celui du classement de la documentation.

 

 

Ce qui me fait un plaisir tout particulier, c'est de voir la littérature communiste s'implanter en Allemagne 5. C'est à présent un fait accompli 6 Il y a un an elle commençait à peine à se développer hors d'Allemagne, à Paris, et à vrai dire elle naissait seulement. Or voilà qu'elle se saisit déjà du Michel allemand. Tout cela va pour le mieux : journaux, hebdomadaires, revues mensuelles et trimestrielles, une véritable artillerie de gros calibre. Tout cela est allé diablement vite 7. La propagande effectuée sous le manteau n'a pas été non plus sans porter ses fruits : chaque fois que je vais à Cologne, chaque fois que j'entre ici dans un bistrot, il y a de nouveaux progrès, de nouveaux prosélytes.

 

La réunion de Cologne a fait merveille : on découvre peu à peu l'existence de petits groupes isolés de communistes qui se sont développés en cachette, sans faire de bruit et sans intervention directe de notre part.

 

Nous avons également réussi à mettre la main sur la Gemeinnützige Wochenblatt dont la diffusion était autrefois assurée en même temps que la Rheinische Zeitung 8. D'Ester s'en est chargé, et il verra ce que nous pourrons en faire. Mais nous avons le plus grand besoin en ce moment de quelques ouvrages assez gros afin de fournir un point d'appui solide aux nombreux demi-ignorants qui sont remplis de bonne volonté mais ne peuvent s'en tirer tout seuls. Fais ton possible pour mener à terme ton livre d'économie politique 9, même si tu n'es pas tout à fait satisfait de nombreux passages. Cela importe peu, car les esprits sont mûrs et il faut forger le fer quand il est chaud. Certes, mon livre sur les conditions des classes laborieuses en Angleterre ne manquera pas non plus son effet, car les faits qui y sont rapportés sont trop frappants. Néanmoins, je voudrais avoir les mains plus libres pour exposer en détail différentes choses qui seraient plus décisives et efficaces dans le moment actuel et pour la bourgeoisie allemande.

 

C'est une caractéristique de l'époque, et le résultat de la décomposition des survivances féodales de la nation allemande, que nous autres Allemands soyons des esprits essentiellement théoriques, mais il serait ridicule que nous ne soyons pas capables de développer notre théorie. En fait, nous n'avons même pas été en mesure de faire la critique de ces conditions absurdes 10. Or, il est grand temps maintenant. Aussi arrange-toi pour en avoir terminé d'ici avril. Fais comme moi : fixe-toi une date à laquelle, quoi qu'il arrive, il faut que tu aies fini, et veille à ce que cela soit imprimé sans délai. Si tu ne peux faire imprimer sur place, cherche à Mannheim, Darmstadt ou ailleurs. Mais il importe que l'ouvrage paraisse au plus tôt.

 

 

Création du Comité de correspondance communiste

 

 

 

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De concert avec deux de mes amis, Friedrich Engels et Philippe Gigot (tous deux à Bruxelles), j'ai organisé une correspondance suivie avec les communistes et socialistes allemands 11. Elle porte aussi bien sur la discussion de problèmes scientifiques et la critique de l'ensemble des écrits populaires que sur la propagande socialiste que l'on peut effectuer en Allemagne par ce moyen. Cependant, le but principal de notre correspondance sera celui de mettre les socialistes allemands en rapport avec les socialistes français et anglais 12, de tenir les étrangers au courant de l'agitation et des organisations socialistes qui s'opèrent en Allemagne, et d'informer les Allemands des progrès du socialisme en France et en Angleterre. Ainsi, les divergences de vue pourront apparaître au jour, et l'on parviendra à un échange d'idées et une critique impartiale. C'est un pas que le mouvement social doit effectuer, dans sa forme d'expression littéraire, pour se débarrasser de ses limitations nationales. Et, au moment de l'action, il sera certainement d'une grande utilité pour tous d'être informés de l'état de chose dans les pays étrangers aussi bien que dans le sien propre.

 

Outre les communistes en Allemagne, notre correspondance réunira aussi les socialistes allemands de Paris et de Londres. Nous avons déjà établi la liaison avec l'Angleterre ; en ce qui concerne la France, nous croyons tous que nous ne pouvons y trouver de meilleur correspondant que vous : vous savez que les Anglais et les Allemands ont su vous apprécier davantage jusqu'ici que vos propres compatriotes 13.

 

Vous voyez donc qu'il s'agit simplement de créer une correspondance régulière, et de lui assurer les moyens de suivre le mouvement social dans les différents pays, de rassembler des conclusions riches et variées, comme le travail d'un seul ne pourra jamais le réaliser.

 

Si vous voulez accéder à notre proposition, les frais de port des lettres qui vous seront envoyées, comme de celles que vous nous enverrez, seront supportés ici, les collectes faites en Allemagne étant destinées à couvrir les frais de la correspondance.

 

L'adresse à laquelle vous écrirez ici est celle de M. Philippe Gigot, 8, rue de Bodenbroek. C'est lui également qui signera les lettres de Bruxelles. Est-il besoin d'ajouter que toute cette correspondance exige de votre part le secret le plus absolu ; en Allemagne, nos amis doivent agir avec la plus grande circonspection, pour éviter de se compromettre...

 

P.-S. — Je vous préviens contre monsieur Grün 14 qui est à Paris. Cet individu n'est qu'un chevalier d'industrie littéraire, une sorte de charlatan qui cherche à faire commerce avec les idées modernes...


 

 

Lettre du Comité de correspondance communiste de Bruxelles à G. A. Köttgen

 

 

 

 

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À G. A. Köttgen pour transmettre en communication 15.

 

Nous nous empressons de répondre à la demande que vous nous avez adressée il y a quelques jours :  Nous partageons entièrement votre opinion, à savoir que les communistes allemands doivent sortir de l'isolement et la dispersion dans lesquels ils se trouvaient jusqu'ici et nouer des relations régulières et suivies entre eux, de même que le besoin de sociétés de lecture et de discussion se fait vivement sentir. En effet, les communistes doivent d'abord se rendre clairement compte de leurs positions propres, ce qui ne peut être obtenu sans des rencontres régulières en vue de discuter des problèmes communistes. 16 Cela étant, nous sommes tout à fait d'accord avec vous sur la nécessité de préparer des ouvrages et brochures bon marché et compréhensibles de contenu communiste.

 

Vous reconnaissez la nécessité de continuer à verser régulièrement de petites sommes d'argent. Cependant, nous devons, pour notre part, rejeter votre proposition selon laquelle ces cotisations devraient servir à soutenir ceux qui écrivent et à leur procurer une vie à l'abri du besoin. Nous estimons que ces contributions ne doivent être utilisées que pour couvrir les frais d'impression de tracts et de brochures communistes à bon marché ainsi que les frais occasionnés par la correspondance parmi laquelle aussi celle qui est envoyée à l'étranger. Il sera nécessaire de fixer un minimum des cotisations mensuelles, afin qu'à tout moment on puisse déterminer d'un coup d'œil et avec certitude ce que l'on peut utiliser pour les besoins collectifs. En outre, il importe que vous nous communiquiez les noms des membres de votre association communiste — étant donné qu'il faut savoir à quelle sorte de gens nous avons affaire, comme vous le savez pour ce qui nous concerne. Enfin, nous attendons que vous nous indiquiez le montant de vos contributions mensuelles en vue de couvrir les besoins collectifs, étant donné qu'il faut entreprendre le plus tôt possible l'impression de quelques brochures populaires. Vous comprendrez sans peine que ces brochures ne peuvent être publiées en Allemagne : il n'y a pas lieu de vous en faire la démonstration.

 

Vraiment, vous nourrissez de grandes illusions sur le Parlement fédéral, le roi de Prusse 17, les instances de district, etc. Un manifeste ne pourrait avoir d'effet que s'il existait déjà en Allemagne un parti communiste fort et organisé, or il n'en est rien. Une pétition n'a de sens que si elle se présente aussi comme menace, derrière laquelle se tient une masse compacte et organisée. Tout ce que vous puissiez faire — au cas où les conditions de votre district s'y prêteraient—, ce serait de mettre en œuvre une pétition pourvue de signatures imposantes et nombreuses d'ouvriers.

 

Nous ne pensons pas que ce soit le moment de tenir un congrès communiste. Ce n'est que lorsque des associations communistes se seront étendues à toute l'Allemagne, et qu'elles auront mis en œuvre des moyens pour leur action, que des délégués des différentes associations pourront se réunir en un congrès avec des perspectives de succès. Ce ne sera donc pas possible avant l'année prochaine.

 

Jusque-là, le seul moyen d'action commune sera l'échange de vues et la clarification au moyen d'une correspondance régulière.

 

D'ici, nous échangeons déjà de temps en temps une correspondance avec les communistes anglais et français ainsi qu'avec les communistes allemands de l'étranger. À chaque fois que nous recevrons des comptes rendus sur le mouvement communiste en Angleterre et en France, et en général que nous apprendrons quelque chose, nous vous le communiquerons.

 

Nous vous prions de nous indiquer une adresse sûre (et ne plus mentionner en toutes lettres au verso, le nom de G. A. Köttgen, par exemple, de sorte que l'on découvre immédiatement l'expéditeur aussi bien que le destinataire).

 

Vous nous écrirez à l'adresse tout à fait sûre que voici :

 

M. Philippe Gigot, 8, rue de Bodembroek, Bruxelles.

 

K. MARX, F. ENGELS, P. GIGOT, F. WOLFF.

 

P.-S. Weerth, actuellement à Amiens, vous salue.

Si vous mettiez à exécution votre projet de pétition, cela ne vous conduirait à rien d'autre qu'à proclamer ouvertement la faiblesse du parti communiste et à communiquer au gouvernement les noms de ceux qu'il doit surveiller de près. Si vous ne pouvez établir de pétition ouvrière comportant au moins cinq cents signatures, agissez donc plutôt comme les bourgeois de Trèves lorsqu'ils réclament l'institution d'un impôt progressif sur les revenus : si les bourgeois du lieu ne s'y associent pas, eh bien, rejoignez-les pour l'heure dans les manifestations publiques ; agissez de manière jésuitique ; laissez choir la traditionnelle honnêteté allemande, la fidélité sentimentale et la quiétude tranquille, en signant et en activant les pétitions bourgeoises pour la liberté de la presse, la Constitution, etc. Si tout cela passe dans les faits, c'est l'aube d'une ère nouvelle pour la propagande communiste. Les moyens d'action seront multipliés pour nous, et l'antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat sera tranché. Dans un parti, il faut appuyer tout ce qui aide à faire avancer le mouvement, et sur ce point il ne faut pas faire preuve de fastidieux scrupules moraux.

 

Au reste, vous devriez élire un comité permanent pour la correspondance qui se réunit à terme fixe pour élaborer et discuter les lettres à nous envoyer. Autrement, l'affaire se fera de manière désordonnée. Choisissez celui que vous considérez comme le plus capable pour préparer les lettres. Les considérations et égards personnels doivent être écartés, car c'est ce qui sache tout. Communiquez- nous bien sûr les noms des membres du comité. Salut.

 

 

Activité au sein de la Ligue des communistes

 

 

 

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Il y a peu de choses à relater sur mes démêlés avec les communistes de souche artisanale de Paris 18. L'essentiel est que les divers points litigieux qui me restaient à régler avec eux sont maintenant résolus. Le plus important des partisans et disciples de Grün — papa Eisermann a été fichu à la porte, tandis que les autres ont perdu leur influence sur la masse, et j'ai fait passer à l'unanimité une résolution contre eux.

 

Voici brièvement les faits :

 

Trois soirs de suite, nous avons discuté le plan d'association de Proudhon. Pour commencer, j'avais presque toute la bande contre moi, et à la fin il ne restait plus contre moi qu'Eisermann et trois autres partisans de Grün.

 

Quoi qu'il en soit, il s'agissait avant tout de démontrer la nécessité de la révolution violente, et de réfuter le socialisme « vrai » de Grün (qui avait trouvé une vitalité nouvelle dans la panacée de Proudhon), en démontrant qu'il est antiprolétarien, petit-bourgeois, et s'inspire des nostalgies communistes des artisans dépassés par l'industrie moderne.

 

À force d'entendre répéter sans cesse les mêmes arguments par mes adversaires, je finis par me mettre en colère, et j'attaquai directement le communisme des tailleurs, ce qui indigna et choqua les partisans de Grün, mais me permit d'arracher au noble Eisermann une attaque ouverte contre le communisme. Aussitôt, je lui rivai son clou avec une telle dureté qu'il n'y revint plus.

 

Désormais, je recourus à l'argumentation fournie par Eisermann lui-même lors de sa diatribe contre le communisme, d'autant que Grün ne cessait d'intriguer, faisant le tour des ateliers et rassemblant les gens chez lui après les réunions du dimanche. Finalement, il eut la sottise inouïe d'attaquer lui aussi le communisme devant une dizaine d'artisans. Je déclarai, en conséquence, qu'avant toute discussion il fallait voter pour établir si l'on avait affaire à des gens qui se voulaient communistes. Si oui, il fallait veiller à éviter le retour d'attaques contre le communisme telles que les avaient entreprises Eisermann : sinon, c'était des gens quelconques discutant de n'importe quoi qui se réunissaient ici, et alors ils pouvaient aller se faire voir, mais moi je ne reviendrai plus à leurs réunions. Gros émoi chez les adeptes de Grün, et de protester qu'ils étaient là pour le bien de l'humanité et pour s'éclaircir les idées, qu'ils étaient hommes de progrès et non sectaires, bref qu'il n'était vraiment pas possible de qualifier de « quelconques » des braves gens comme eux. Au reste, il fallait d'abord qu'ils sachent ce qu'est véritablement le communisme. (Depuis des années, ces chiens s'appelaient communistes, et ils n'étaient devenus récalcitrants que sous l'aiguillon de Grün et d'Eisermann qui, pour leur part, s'étaient infiltrés parmi eux en prétextant le communisme 19 !) Il va de soi que, devant tant d'ignorance, je ne me laissai pas prendre à leur aimable demande d'explication en deux ou trois mots du Communisme. Je leur fournis une définition extrêmement simple qui allait tout juste aussi loin que les points en litige dans la discussion. Je présentai la communauté de biens de sorte qu'elle exclue tout pacifisme, mièvrerie et égards vis-à-vis des bourgeois, voire des artisans, et de la société par actions 20 à la Proudhon qui sauvegarde la propriété individuelle, en évitant par ailleurs tout ce qui eût pu donner matière à digression ou détourner du vote proposé. Je définis comme suit les buts des communistes : l. Faire prévaloir les intérêts des prolétaires en les opposant à ceux des bourgeois ; 2. Atteindre cet objectif en supprimant la propriété privée et en lui substituant la communauté des biens ; pour ce faire, n'admettre d'autres moyens que ceux de la révolution violente et démocratique.

 

Nous avons discuté de tout cela pendant deux soirées. Le deuxième soir, le plus fort des trois partisans de Grün, s'étant rendu compte de l'état d'esprit de la majorité, passa purement et simplement de mon côté, tandis que les deux autres ne faisaient que se contredire entre eux, sans même s'en apercevoir. Plusieurs assistants, qui jusque-là n'avaient soufflé mot, ouvrirent tout à coup la bouche et se déclarèrent résolument en ma faveur. Seul Jung l'avait fait jusqu'alors. Certains de ces « hommes nouveaux », tremblant de rester à quia, parlèrent très bien et semblèrent en général avoir un solide bon sens. Bref, lorsqu'on passa au vote, l'assemblée se déclara communiste au sens de la définition ci-dessus par treize voix contre deux, celles des derniers partisans restés fidèles à Grün — et encore l'un d'eux déclara-t-il après coup qu'il avait la plus grande envie de se convertir.

 

 

L'affaire avec les Londoniens est ennuyeuse précisément à cause de Harney. et parce qu'ils étaient les seuls communistes utopiques parmi les artisans allemands avec qui l'on pût tenter un rapprochement tout de go et sans arrière-pensée 21. S'ils ne veulent pas, eh bien, il n'y a qu'à les laisser tomber. De toute façon, on n'est jamais sûr qu'ils ne lanceront pas de nouveau de misérables adresses comme celles qu'ils ont envoyées à M. Ronge ou aux prolétaires du Schleswig-Holstein 22. Sans parler de cette éternelle jalousie qu'ils éprouvent pour nous, les « intellectuels » . Au reste, nous disposons de deux méthodes afin de nous en débarrasser s'ils s'insurgent : rompre carrément avec eux, ou plus simplement mettre la correspondance en veilleuse. J'opterais pour cette dernière solution, si leur dernière lettre admet une réponse qui, sans les heurter de front, serait assez molle pour leur enlever toute envie de se manifester trop rapidement. Ensuite, nous pouvons attendre un bout de temps avant de répondre à leur lettre, et comme ils lambinent avec la correspondance, deux ou trois lettres suffiront à endormir complètement ces messieurs.

 

Nous n'avons pas d'organe de presse, et en eussions- nous un, ce ne sont pas eux qui écrivent ; ne se contentent-ils pas de lancer de temps à autre des proclamations qui n'atteignent même pas les intéressés et dont nul ne se soucie ? Lorsque nous attaquerons le communisme des artisans, nous pourrons utiliser leurs beaux documents ; la correspondance étant en veilleuse, tout sera parfait : la rupture se fera progressivement, sans éclat. Dans l'intervalle, nous nous arrangerons tranquillement avec Harney, en veillant à ce qu'ils nous soient redevables d'une réponse (ce qu'ils ne manqueront de faire, si nous les avons fait languir nous-mêmes auparavant pendant six à dix semaines), et puis nous les laisserons crier. Une rupture ouverte avec eux ne nous procurerait aucun avantage ni aucune gloire.

 

Les différends théoriques sont pratiquement impossibles avec ces gens-là, étant donné qu'ils n'ont pas de théorie, hormis celle de leurs éventuelles réticences à notre égard lorsque nous leur donnons des leçons. De même, ils ne sont pas capables de formuler leur méfiance et leurs réserves ; il n'est donc pas possible de discuter avec eux, sauf oralement peut-être. Cependant, en cas de rupture directe, ils pourraient utiliser contre nous la marotte si répandue chez les communistes — le besoin de s'instruire —, en disant qu'ils ne demandaient pas mieux d'apprendre chez ces messieurs instruits, si tant est qu'ils aient quelque chose à leur apprendre, etc.

 

Les différends pratiques se réduiraient bientôt à des querelles de personnes ou en auraient l'air, étant donné qu'ils sont peu nombreux au comité, tout comme nous- mêmes. Face à des littérateurs, nous pouvons faire figure de parti ; vis-à-vis de ces artisans prônant le communisme utopique, non. En fin de compte, ils regroupent tout de même quelques centaines d'hommes, sont reconnus par les Anglais grâce à Harney, et en Allemagne L' Observateur rhénan proclame à cor et à cri qu'ils forment une société de communistes enragés, nullement impuissante. Au reste, tant qu'il n'y aura pas de changement en Allemagne, ce sont les plus supportables parmi les communistes de l'ancienne école et certainement ce que l'on peut faire de mieux avec des artisans. Cette affaire nous a cependant appris qu'on ne peut rien faire avec ces gens-là, si braves soient-ils, tant que l'Allemagne ne connaîtra pas de mouvement ouvrier ordinaire.

 

Il vaut donc mieux les laisser tranquilles, ne les attaquer qu'en bloc, plutôt que susciter une querelle, dans laquelle nous ne ferions que nous salir nous-mêmes. Face à nous, ces gaillards se prétendent le « peuple », les « prolétaires », mais nous pouvons en appeler à un prolétariat communiste qui, en Allemagne, doit encore se développer 23.Au surplus, il sera question prochainement d'une constitution en Prusse, et nous pourrions alors avoir besoin de ces gens pour des pétitions, etc.

 

D'ailleurs, il est probable qu'avec toute ma sagesse j'arrive après la bataille, puisque vous aurez sans doute déjà pris une décision dans cette affaire, voire que vous l'avez exécutée.

 

 

La confusion est infernale chez ces braves artisans des communes de Paris 24. Quelques jours avant mon arrivée, on a mis à la porte les derniers partisans de Grün, soit une commune entière, dont la moitié reviendra cependant. Nous ne sommes plus qu'une trentaine maintenant.  J'ai aussitôt aménagé une commune de propagande, et je me démène comme un beau diable. Les membres de  la commune m'ont tout de suite élu et chargé de la  correspondance. Vingt à trente hommes se proposent  d'adhérer. Nous serons bientôt plus forts que jamais.

 

Soit dit tout à fait entre nous, j'ai joué un vilain tour  à Moses Hess. Il avait fait adopter une « Profession de  foi » à l'eau de rose qu'il avait divinement améliorée 25. Vendredi dernier, au district, je l'ai passée au crible, point  par point : je n'en étais encore qu'à la moitié, lorsque  tout le monde se déclarait convaincu et satisfait. Sans la  moindre opposition, je me fis charger d'élaborer la  nouvelle profession de foi 26 qui sera discutée vendredi  prochain au district et que l'on enverra à Londres derrière  le dos des communes. Naturellement, il faut éviter que  qui que ce soit s'en aperçoive, sinon nous serions tous  déposés — et cela ferait un scandale terrible.

 

Born, en route pour Londres, passera vous voir à  Bruxelles 27. Peut-être arrivera-t-il avant cette lettre. Il  est assez téméraire pour traverser la Prusse en descendant  le Rhin : pourvu qu'il ne se fasse pas pincer ! Fais-lui  encore un peu la leçon quand il sera là. Plus que tout  autre, il a l'esprit ouvert à nos idées et rendra aussi de grands services à Londres à condition qu'il soit un peu préparé.

 

Ah ! mon Dieu, voilà que j'ai failli oublier totalement  que le grand Heinzen, du haut des Alpes, a déversé sur  moi une avalanche de boue 28. Par bonheur, tout se suit  dans un seul numéro, si bien que personne ne lira cela  jusqu'au bout ; moi-même, j'ai dû m'arrêter à plusieurs  reprises. Quel âne bâté ! Si j'ai jamais prétendu qu'il ne  savait pas écrire, je dois ajouter maintenant qu'il ne sait  pas lire non plus et enfin qu'il ne semble pas au courant  de l'emploi des quatre règles de l'arithmétique. Cette  bourrique aurait dû lire la lettre de O’Connor au journaux  radicaux, parue dans le dernier Northern Star, lettre  dans laquelle il commence par les traiter de you ruffians  (« ruffians que vous êtes ») et qu'il termine de même :  Heinzen aurait pu voir qu'en matière d'injures il n'est  qu'un pauvre apprenti. Mais tu sauras comme il faut  remettre à sa place ce sot lourdaud. Le mieux serait de  répondre brièvement. Je ne pourrais en aucun cas  répondre à sa diatribe — si ce n'est par une bonne paire  de claques 29 !


 

 

Naissance du parti et du syndicalisme révolutionnaire

 

 

 

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Marx s'est vivement plaint de l'incompréhensible note  que vous avez publiée dans le numéro 104 relative au  passage de sa Misère de la philosophie (1847) où il écrivait que les socialistes aussi bien que les économistes  étaient d'accord pour condamner les syndicats. Cette note  disait qu'il fallait entendre par là les seuls « socialistes  de l'école de Proudhon 30. » Or, premièrement, à cette époque il n'existait pas d'autre socialiste de l'école proudhonienne que Proudhon lui-même. Deuxièmement, Marx entendait bien par socialistes tous les socialistes qui s'étaient manifestés jusqu'ici (à l'exception de nous deux qui étions inconnus en France), pour autant qu'ils étaient amenés à se préoccuper de coalitions — et à la tête de tous : Robert Owen ! Cela s'applique donc aussi bien aux owénistes qu'aux socialistes français, parmi lesquels Cabet. Comme il n'existait pas de droit de coalition en France, cette question n'y était guère soulevée.

 

Or, comme avant Marx il n'existait qu'un socialisme féodal, bourgeois, petit-bourgeois, utopique, ou combinant ces différents éléments, il était clair que tous ces socialismes dont chacun prétendait posséder la panacée et qui se tenait tout à fait en dehors du mouvement vivant des ouvriers, ne voyaient dans toute forme du mouvement réel, donc aussi dans les syndicats et les grèves 31, qu'un moyen de fourvoyer les masses et de les détourner de la seule voie de salut de la foi véritable.

 

Comme vous le constatez, la note que vous avez jointe passage de Marx de la Misère de la philosophie 32 est non seulement fausse, mais encore totalement absurde. Il semble ainsi qu'il soit impossible à nos gens — du moins un certain nombre d'entre eux — de se cantonner dans leurs articles à ce qu'ils ont véritablement compris. La preuve : les anneaux sans fin du ténia théorico-socialiste de Ks et Synmachos 33 et consorts qui, avec leurs bourdes économiques et leurs points de vue déplacés, témoignent de leur méconnaissance de la littérature socialiste, ruinant de fond en comble la supériorité théorique du mouvement ouvrier allemand jusqu'à nos jours. À cause de cette note, Marx était tout prêt à faire une déclaration.


 

 

Statuts de la Ligue des communistes

 

 

 

 

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Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

 

 

Section I. — LA LIGUE

 

Article 1 — Le but de la Ligue est le renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, l’abolition de la vieille société bourgeoise, fondée sur les antagonismes de classe, et l'instauration d'une société nouvelle, sans classes et sans propriété privée 34.

Art. 2. — Les conditions d'adhésion sont :

a) un mode de vie et une activité conformes à ce but ;

b) une énergie révolutionnaire et un zèle propagandiste ;

c) faire profession de communisme ;

d) s'abstenir de participer à toute société politique ou nationale anticommuniste, et informer le Comité supérieur de l'inscription à une société quelconque ;

e) se soumettre aux décisions de la Ligue ;

f) garder le silence sur l'existence de toute affaire de la Ligue ;

g) être admis à l'unanimité dans une commune. Quiconque ne répond plus à ces conditions est exclu. (Voir section VIII.)

Art. 3. — Tous les membres sont égaux et frères, et se doivent donc aide en toute circonstance 35.

Art. 4. — Les membres portent un nom d'emprunt.

Art. 5. — La Ligue est organisée en communes, districts, districts directeurs, Conseil central et Congrès

 

 

Section II. — LA COMMUNE

 

Art. 6. — La commune se compose de trois membres au moins et de vingt au plus.

Art. 7. — Chaque commune élit un président et un adjoint. Le président dirige la séance, l'adjoint tient la caisse et remplace le président en cas d'absence.

Art. 8. — Les diverses communes ne se connaissent  pas entre elles, et n'échangent pas de correspondance entre elles.

Art. 10. — Les communes portent des noms distinctifs.

Art. 11. — Tout membre qui change d'adresse doit au préalable en aviser le président.

 

 

Section III. — LE DISTRICT

 

Art. 12. — Le district comprend au moins deux et au plus dix communes.

Art. 13. — Les présidents et adjoints de la commune forment le comité de district. Celui-ci élit un président dans son sein, et il tient la correspondance avec ses communes et le district directeur.

Art. 14. — Le comité de district représente le pouvoir exécutif pour toutes les communes du district.

Art. 15. — Les communes isolées doivent ou bien se rattacher à un district déjà existant, ou bien former avec d'autres communes un nouveau district.

 

 

Section IV. — LA DIRECTION DE DISTRICT

 

Art. 16. — Les différents districts d'un pays ou d'une province sont placés sous l'autorité d'une direction de districts.

Art. 17. — La division des districts de la Ligue des provinces et la nomination des directions de districts sont l'œuvre du Congrès sur proposition du Conseil central 36

Art. 18. — La direction de districts forme le pouvoir exécutif pour tous les districts d'une province. Elle tient la correspondance avec ces districts et le Conseil central.

Art. 20. — Les directions de districts sont, provisoirement, responsables vis-à-vis du Conseil central et, en dernier ressort, vis-à-vis du Congrès.

 

 

Section V. — LE CONSEIL CENTRAL

 

Art. 21. — Le Conseil central forme le pouvoir exécutif de toute la Ligue et, en tant que tel, est responsable devant le Congrès.

Art. 22. — Il se compose d'au moins cinq membres et est élu par la direction de district du lieu où le Congrès a fixé le siège de la Ligue.

Art. 23. — Le Conseil central est en correspondance avec les directions de district. Il établit tous les trois mois un rapport sur la situation de toute la Ligue.

 

 

Section VI. — DISPOSITIONS GÉNÉRALES

 

Art. 24. — Les communes et les directions de district ainsi que le Conseil central se réunissent au moins une fois tous les quinze jours.

Art. 25. — Les membres de la direction des districts et du Conseil central sont élus pour un an, rééligibles et révocables à tout moment par leurs électeurs.

Art. 26. — Les élections ont lieu au mois de septembre.

Art. 27. — Les directions de district doivent orienter les discussions conformément aux buts de la Ligue 37. Si le conseil central estime que la discussion de certaines questions est d'un intérêt général et immédiat, il doit inviter la Ligue entière à discuter des questions.

Art. 28. — Chaque membre de la Ligue doit correspondre au moins une fois par trimestre, et chaque commune au moins une fois par mois, avec leur direction de district.

Chaque district doit adresser, à la direction de district, un rapport sur sa sphère au moins une fois tous les deux mois, et celle-ci au moins une fois tous les trois mois au Conseil central.

Art. 29. — Chaque centre de la Ligue doit prendre, dans la limite des statuts et sous sa propre responsabilité, les mesures appropriées à sa sécurité et à l'efficacité d'une action énergique, et en aviser sans retard le centre supérieur.

 

 

Section VII. — LE CONGRÈS

 

Art. 30. — Le Congrès est le pouvoir législatif de l'ensemble de la Ligue. Toutes les propositions relatives à une modification des statuts sont envoyées par les directions de districts au Conseil central qui les soumet au Congrès 38.

Art. 31. — Chaque district envoie un délégué.

Art. 32. — Chaque district envoie un délégué pour trente membres, deux jusqu'à soixante, trois jusqu'à quatre-vingt-dix membres, etc. Les districts peuvent se faire représenter par des membres de la Ligue qui n'appartiennent pas à leur localité.

Dans ce cas, ils doivent envoyer à leur député un mandat détaillé.

Art. 33. — Le Congrès se réunit au mois d'août de chaque année 39. Dans les cas d'urgence, le Conseil central convoquera un Congrès extraordinaire.

Art. 34. — Le Congrès fixe chaque fois le lieu où le Conseil central aura son siège pour l'année suivante et le lieu où le Congrès se réunira la fois suivante.

Art. 35. — Le Conseil central a droit de séance au Congrès, mais n'a pas de voix décisive.

Art. 36. — Après chacune de ses sessions, le Congrès lance, en plus de sa circulaire, un manifeste au nom du parti.

 

 

Section VIII. — INFRACTIONS VIS-À-VIS DE LA LIGUE

 

Art. 37. — Quiconque viole les conditions imposées aux membres (art. 2) est, suivant les circonstances, suspendu de la Ligue ou exclu. L'exclusion s'oppose à une réintégration.

Art. 38. — Seul le Congrès se prononce sur les expulsions.

Art. 39. — Le district ou la commune peut écarter des membres en l'annonçant aussitôt à l'instance supérieure. Sur ce point aussi, le Congrès décide en dernier ressort.

Art. 40. — La réintégration de membres suspendus est prononcée par le Conseil central à la demande du district.

Art. 41. — Les infractions contre la Ligue sont jugées par la direction de districts qui assure l'exécution du jugement.

Art. 42. — Les individus écartés ou exclus, ainsi qu'en général les sujets suspects, sont à surveiller par la Ligue et à mettre hors d'état de nuire.

 

 

Section IX. — RESSOURCES FINANCIÈRES

 

Art. 43. — Le Congrès fixe pour chaque pays le minimum de la cotisation à verser par chaque membre.

Art. 44. — Cette cotisation va pour moitié au Conseil central, et reste pour moitié à la caisse de la commune ou du district.

Art. 45. — Les fonds du Conseil central sont employés :

l. à couvrir les frais de correspondance et d'administration ;

2. à faire imprimer et à diffuser les brochures et tracts de propagande ;

3. à envoyer éventuellement des émissaires.

Art. 46. — Les fonds des directions locales sont employés :

1. à couvrir les frais de correspondance ;

2. à imprimer et à diffuser des écrits de propagande ;

3. à envoyer éventuellement des émissaires.

Art. 47. — Les communes et districts qui sont restés six mois sans verser leurs cotisations pour le Conseil central seront avisés par le Conseil central de leur suspension.

Art. 48. — Les directions de districts doivent, au moins trimestriellement, faire à leurs communes un compte rendu des recettes et dépenses. Le Conseil central présente au Congrès le compte rendu de gestion des fonds et de la situation financière générale. Toute indélicatesse concernant les fonds de la Ligue est frappée des sanctions les plus sévères.

Art. 49. — Les dépenses extraordinaires et les frais de Congrès sont couverts par des contributions extraordinaires.

Section X. — ADMISSION

 

Art. 50. — Le président de la commune donne lecture au candidat des articles l à 49, les explique, met particulièrement en évidence dans une brève allocution les obligations dont se charge celui qui entre dans la Ligue, et lui pose ensuite la question : « Veux-tu, dans ces conditions, entrer dans cette Ligue ? » Si le candidat répond « Oui ! », le président lui demande sa parole d'honneur qu'il accomplira les obligations de membre de la Ligue, et il est déclaré membre de la Ligue, et à la réunion suivante il est introduit dans la commune.

 

Londres, le 8 décembre 1847.

 

Au nom du deuxième congrès de l'automne 1847.

 

Le secrétaire

ENGELS

 

Le président :

Karl SCHAPPER

 

Jette donc un coup d'œil sur la profession de foi. Le mieux, je crois, c'est d'abandonner la forme de catéchisme et de l'intituler Manifeste communiste 40. Étant donné qu'il nous faut y donner plus ou moins un aperçu historique, la forme actuelle ne convient absolument pas. Je te remettrai le projet que j'ai préparé ici. Il est simplement narratif, mais très mal rédigé, avec une hâte folle. Je commence comme suit : « Qu'est-ce que le communisme ? , et tout de suite après, je passe au prolétariat : genèse historique, différences avec les travailleurs du passé, développement de l'antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat, crises et conséquences. Tout cela est accompagné de considérations annexes et s'achève par la politique à mener par le parti communiste, pour autant qu'elle fasse partie du domaine public.

 

Ce projet n'est pas encore tout à fait prêt à être soumis à l'approbation de la Ligue ; mais je pense pouvoir le faire accepter, à quelques points de détail près, sous une forme qui ne heurte pas nos conceptions en la matière.

 

 

À Paris, la Ligue marche très mal 41. Je n'ai jamais rencontré un pareil laisser-aller et une pareille jalousie mesquine les uns vis-à-vis des autres. Les théories de Weitling et de Proudhon sont vraiment l'expression la plus fidèle des conditions de vie de ces ânes. C'est pourquoi on reste tout à fait impuissant. En réalité, ce ne sont que des travailleurs d'une autre époque, les uns étant de vieilles badernes sur le déclin, les autres des petits-bourgeois en espérance. De fait, une classe qui, à l'instar des Irlandais, vit en faisant baisser le salaire des Français est totalement inutilisable 42. Je vais encore faire une dernière tentative ; si cela ne réussit pas, je me retire de cette espèce de propagande 43.

 

J'espère que les papiers de Londres (le Manifeste communiste) ne tarderont pas, et qu'ils donneront un peu de vie à tout cela. J'exploiterai alors le moment propice. Comme les gens ne voient pas jusqu'à présent le moindre résultat du congrès, ils sont complètement amorphes. Je suis en contact avec quelques nouveaux ouvriers qui m'ont été amenés par Stumpf et Neubeck, mais je ne saurais dire encore s'il y a quelque chose à en tirer.

 

Dis à Bornstedt :1. qu'il ne fasse pas preuve de tant de rigueur commerciale à faire payer les abonnements aux ouvriers d'ici, sinon il risque de les perdre tous ; 2. que l'agent que lui a procuré Moses est un lambin.

 

 

Associations démocratiques à Bruxelles

 

 

 

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À Bruxelles, nous avons fondé deux associations démocratiques publiques 44.

 

l. Une association de travailleurs allemands 45 qui réunit déjà une centaine de membres. On y discute de manière tout à fait parlementaire et on s'y adonne, en outre, à des jeux de société : chant, déclamation, théâtre, etc.

2. Une association moins nombreuse, cosmopolite et démocratique, à laquelle participent des Belges, des Français, des Polonais, des Suisses et des Allemands 46.

 

 

Protocole de séance de l'Association allemande pour la formation des ouvriers, 7 décembre 1847, à Londres 47

 

 

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Marx : De Belgique, j'ai à vous communiquer qu'on a créé ici une association ouvrière qui compte actuellement 105 membres. À Bruxelles, les ouvriers allemands, qui étaient autrefois complètement isolés, représentent d'ores et déjà une force : alors qu'on les ignorait complètement dans le passé, on vient de leur demander d'envoyer un délégué à la commémoration de la révolution polonaise qui va être organisée dans la vile de Bruxelles afin d'exprimer le point de vue de l'Association.

 

Au cas où le gouvernement tenterait de persécuter, voire d’interdire l’Association, parce qu’elle exercera en toute occurrence une influence sur les travailleurs belges, il a été décidé qu’elle déléguerait à l’Association de Londres sa bibliothèque qui comprend environ 300 volumes ainsi que ses autres biens.


 

 

Préparation de la révolution
(1847-1848)

 

 

 

 

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On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.

 

Il en va autrement aujourd'hui, et ce mot peut passer à la rigueur, bien qu'il ne corresponde pas davantage aujourd'hui à un parti dont le programme économique n'est pas seulement socialiste en général, mais directement communiste, c'est-à-dire un parti dont le but final est la suppression de tout État et, par conséquent, de la démocratie.

ENGELS, préface de 1894

à Internationales aus dem Volksstaat,

1871-1875.

 

 

Discours sur le parti chartiste, l'Allemagne et la Pologne

 

 

 

 

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Nous venons de recevoir les informations suivantes sur le contenu des discours tenus à Londres par MM. Marx, Engels et Tedesco (de Liège) 1. Nous reproduirons plus tard le discours de ce dernier, tenu en français. Karl Marx dit :

L’union et la fraternité des nations est un mot d'ordre que l'on trouve dans la bouche de tous les partis, et notamment des libre-échangistes bourgeois. De fait, il y a une certaine fraternité entre les classes bourgeoises de toutes les nations. C'est la fraternisation des oppresseurs contre les opprimés, des exploiteurs contre les exploités. De même que la classe des bourgeois d'un pays fraternise et s'unit contre les prolétaires d'un même pays, malgré la concurrence et la rivalité existant entre les membres individuels de la bourgeoisie, de même les bourgeois de tous les pays fraternisent et s'unissent contre les prolétaires de tous les pays, malgré leurs luttes mutuelles et leur concurrence sur le marché mondial.

 

Pour que les peuples puissent véritablement s'unir, il faut que leur intérêt soit commun. Pour que leur intérêt puisse être commun, il faut abolir les rapports de propriété actuels, qui déterminent l'exploitation des peuples entre eux. Or, seule la classe ouvrière a intérêt à éliminer les conditions de propriété actuelles, de même qu'elle seule en a les moyens.

 

La victoire du prolétariat sur la bourgeoisie sera en même temps la victoire sur les conflits des nations et des économies qui, de nos jours, poussent chaque peuple contre l'autre. La victoire du prolétariat sera donc le signal de la libration de tous les peuples opprimés.

 

La Pologne d'ancien régime est certes ruinée, et nous sommes les derniers à vouloir la restaurer. Mais il n'y a pas que la vieille Pologne qui soit ruinée, la vieille Allemagne, la vieille Angleterre et toute la vieille société le sont aussi. Mais la ruine de la vieille société n'est pas une perte pour nous, qui n'avons rien à perdre dans la vieille société, comme c'est également le cas pour la grande majorité de la population. Au contraire, nous avons tout à gagner dans la ruine de la vieille société qui conditionne la formation d'une société ne reposant plus sur des oppositions de classes.

 

De tous les pays, l'Angleterre est celui où l'antagonisme entre prolétariat et bourgeoisie est le plus développé. La victoire des prolétaires anglais sur la bourgeoisie anglaise sera décisive pour la victoire de tous les opprimés sur leurs oppresseurs. C'est pourquoi la Pologne n'est pas à émanciper en Pologne, mais en Angleterre. C'est pourquoi vous, les chartistes, vous n'avez pas à formuler de vœux pieux pour la libération des nations : renversez vos propres ennemis à l'intérieur, et vous pourrez avoir la fière conscience d'avoir défait toute la vieille société 2.


 

 

Discours de Friedrich Engels sur la Pologne

 

 

 

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Messieurs,

 

L'insurrection dont nous célébrons aujourd'hui l'anniversaire a échoué 3 Après quelques jours de résistance héroïque, Cracovie a été prise, et le spectre sanglant de la Pologne, qui s'était dressé un instant devant les yeux de ses assassins, redescendit dans la tombe.

 

C'est par une défaite que s'acheva la révolution de Cracovie, une défaite bien déplorable. Rendons les derniers honneurs aux héros tombés, plaignons leur échec, vouons nos sympathies aux vingt millions de Polonais dont cet échec a resserré les chaînes.

 

Mais, Messieurs, est-ce là tout ce que nous avons à faire ? Est-ce assez de verser une larme sur le tombeau d'un malheureux pays et de jurer à ses oppresseurs une haine implacable, mais jusqu'à présent peu puissante ?

 

Non, Messieurs ! L'anniversaire de Cracovie n'est pas un jour de deuil seulement, c'est pour nous, démocrates, un jour de réjouissance ; car la défaite même renferme une victoire, victoire dont les fruits nous restent acquis, tandis que les résultats de la défaite ne sont que passagers.

 

Cette victoire, c'est la victoire de la jeune Pologne démocratique, sur la vieille Pologne aristocratique 4.

Oui, la dernière lutte de la Pologne contre ses oppresseurs étrangers a été précédée par une lutte cachée, occulte, mais décisive au sein de la Pologne même 5, lutte des Polonais opprimés contre les Polonais oppresseurs, lutte de la démocratie contre l'aristocratie polonaise.

 

Comparez 1830 et 1846, comparez Varsovie et Cracovie. En 1830, la classe dominante en Pologne était aussi égoïste, aussi bornée, aussi lâche dans le corps législatif qu'elle était dévouée, enthousiaste et vaillante sur le champ de bataille.

 

Que voulait l'aristocratie polonaise en 1830 ? Sauvegarder ses droits acquis, à elle, vis-à-vis de l'empereur. Elle bornait l'insurrection à ce petit pays qu'il a plu au congrès de Vienne d'appeler le royaume de Pologne ; elle tenait l'élan des autres provinces polonaises ; elle laissait intactes le servage abrutissant des paysans, la condition infâme des juifs. Si l'aristocratie, dans le cours de l'insurrection, a dû faire des concessions au peuple, elle ne les a faites que lorsqu'il était déjà trop tard, lorsque l'insurrection était perdue.

 

Disons-le hautement : l'insurrection de 1830 n'était ni une révolution nationale (elle excluait les trois quarts de la Pologne) ni une révolution sociale ou politique ; elle ne changeait rien à la situation antérieure du peuple : c'était une révolution conservatrice 6.

 

Mais, au sein de cette révolution conservatrice, au sein du gouvernement national même, il y avait un homme qui attaquait vivement les vues étroites de la classe dominante. Il proposa des mesures vraiment révolutionnaires et devant la hardiesse desquelles reculèrent les aristocrates de la Diète. En appelant aux armes toute l'ancienne Pologne, en faisant ainsi de la guerre pour l'indépendance polonaise une guerre européenne, en émancipant les juifs et les paysans, en faisant participer ces derniers à la propriété du sol, en reconstruisant la Pologne sur la base de la démocratie et de l'égalité, il voulait faire de la cause nationale la cause de la liberté ; il voulait identifier l'intérêt de tous les peuples avec celui du peuple polonais 7. L'homme dont le génie conçut ce plan si vaste et pourtant si simple, cet homme, ai-je besoin de le nommer ? C'était Lelewel.

 

En 1830, ces propositions furent constamment rejetées par l'aveuglement intéressé de la majorité aristocratique. Mais ces principes mûris et développés par l'expérience de quinze ans de servitude, ces mêmes principes nous les avons vus écrits sur le drapeau de l'insurrection cracovienne de 1846. À Cracovie, on le voyait bien, il n'y avait plus d'hommes qui avaient beaucoup à perdre ; il n'y avait point d'aristocrates ; toute décision qui fut prise portait l'empreinte de cette hardiesse démocratique, je dirais presque prolétaire, qui n'a que sa misère à perdre, et qui a toute une patrie, tout un monde à gagner. Là point d'hésitation, point de scrupules ; on attaquait les trois puissances à la fois ; on proclamait la liberté des paysans, la réforme agraire, l'émancipation des juifs, sans se soucier un instant si cela pût froisser tel ou tel intérêt aristocratique 8.

La révolution de Cracovie ne se fixa pas pour but de rétablir l'ancienne Pologne, ni de conserver ce que les gouvernements étrangers avaient laissé subsister des vieilles institutions polonaises : elle ne fut ni réactionnaire ni conservatrice. Non, elle était le plus hostile à la Pologne elle-même, barbare, féodale, aristocratique, basée sur le servage de la majorité du peuple. Loin de rétablir cette ancienne Pologne, elle voulut la bouleverser de fond en comble, et fonder sur ses débris, avec une classe toute nouvelle, avec la majorité du peuple, une nouvelle Pologne, moderne, civilisée, démocratique, digne du XIXe siècle, et qui fût, en vérité, la sentinelle avancée de la civilisation.

 

La différence de 1830 et de 1846, le progrès immense fait au sein même de la Pologne malheureuse, sanglante, déchirée, c'est : l'aristocratie polonaise séparée entièrement du peuple polonais et jetée dans les bras des oppresseurs de sa patrie ; le peuple polonais gagné irrévocablement à la cause démocratique ; enfin, la lutte de classe `s classe, cause motrice de tout progrès social, établie en Pologne comme ici. Telle est la victoire de la démocratie constatée par la révolution cracovienne ; tel est le résultat qui portera encore ses fruits quand la défaite des insurgés aura été vengée.

 

Oui, Messieurs, par l'insurrection de Cracovie, la cause polonaise, de nationale qu'elle était, est devenue la cause de tous les peuples ; de question de sympathie qu'elle était, elle est devenue question d'intérêt pour tous les démocrates. Jusqu'en 1846, nous avions un crime à venger, dorénavant nous avons à soutenir des alliés — et nous le ferons.

 

Et c'est surtout l'Allemagne qui doit se féliciter de cette explosion des passions démocratiques de la Pologne. Nous sommes, nous-mêmes, sur le point de faire une révolution démocratique 9 ; nous aurons à combattre les hordes barbare de l'Autriche et de la Russie. Avant 1846, nous pouvions avoir des doutes sur le parti que prendrait la Pologne en cas de révolution démocratique en Allemagne. La révolution de Cracovie les a écartés. Désormais, le peuple allemand et le peuple polonais sont irrévocablement alliés: Nous avons les mêmes ennemis, les mêmes oppresseurs, car le gouvernement russe pèse aussi bien sur nous que sur les Polonais. La première condition de la délivrance et de l'Allemagne et de la Pologne est le bouleversement de l'état politique actuel de l'Allemagne, la chute de la Prusse et de l'Autriche, le refoulement de la Russie au-delà du Dniestr et de la Dvina.

 

L'alliance des deux nations n'est donc point un beau rêve, une charmante illusion ; non. Messieurs, elle est une nécessité inévitable, résultant des intérêts communs des deux nations, et elle est devenue une nécessité par la révolution de Cracovie. Le peuple allemand, qui pour lui- même jusqu'à présent n'a presque eu que des paroles, aura des actions pour ses frères de Pologne ; et de même que nous, démocrates allemands, présents ici, offrons la main aux démocrates polonais, présents ici, de même tout le peuple allemand célèbrera son alliance avec le peuple polonais sur le champ même de la première bataille gagnée en commun sur nos oppresseurs communs 10.


 

 

Préparation de l'organisation internationale

 

 

 

 

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On nous écrit de Londres 11 l’ouverture d’un parlement nouvellement élu, et comptant parmi ses membres des représentants distingués du parti populaire, ne pouvait manquer de produire une agitation extraordinaire dans les rangs de la démocratie. Les associations locales des chartistes se réorganisent partout. Le nombre des meetings se multiplie ; les moyens d'action les plus divers s'y proposent et s'y discutent. Le comité exécutif de l'Association chartiste vient de prendre la direction de ce mouvement, en traçant, dans une adresse à la démocratie britannique, le plan de campagne que le parti suivra pendant la session actuelle.

 

« Sous peu de jours, y lit-on, il va se réunir une Chambre qui, à la face du peuple, ose s'appeler les communes de l'Angleterre 12. Sous peu de jours, cette assemblée, élue par une seule classe de la société, va commencer ses travaux iniques et odieux pour fortifier, au détriment du peuple, les intérêts de cette classe.

 

« Il faut que le peuple en masse proteste dès l'abord contre l'exercice des fonctions législatives usurpé par cette assemblée. Vous, chartistes du Royaume-Uni, vous en avez les moyens ; il est de votre devoir de les mettre à profit. Nous vous soumettons donc une nouvelle pétition nationale pour la charte du peuple. Couvrez-la de vos millions de signatures ; faites que nous puissions la présenter comme l'expression de la volonté nationale, comme la protestation solennelle du peuple contre toute loi rendue sans le consentement du peuple, comme une loi, enfin, pour la restitution de la souveraineté nationale escamotée depuis tant de siècles.

 

« La pétition, à elle seule, ne saurait cependant suffire aux exigences du moment. Nous avons, il est vrai, conquis un siège à la législative à M. O'Connor. Les députés démocrates trouveront en lui un chef vigilant et plein d'activité. Mais il faut que O'Connor trouve un soutien dans la pression du dehors 13 et cette pression du dehors, cette opinion publique forte et imposante, c'est vous qui devez la créer. Que partout les affiliations de notre association se réorganisent ; que tous les anciens membres rejoignent nos rangs ; que partout on appelle à des meetings ; que partout la discussion de la charte soit à l'ordre du jour ; que toutes les localités s'imposent des cotisations pour grossir nos fonds. Soyez actifs, faites preuve de la vieille énergie anglaise, et la campagne qui s'ouvre sera la plus glorieuse que nous ayons encore entreprise pour la victoire de la démocratie 14. »

 

La Société des démocrates fraternels 15, composée de démocrates de presque toutes les nations européennes, vient elle aussi, de se rallier ouvertement et complètement à l'agitation chartiste. Elle a adopté la résolution suivante :

 

« Considérant que le peuple anglais ne pourra appuyer d'une manière effective la lutte de la démocratie dans les autres pays qu'autant qu'il aura pour lui-même conquis le gouvernement de la démocratie ;

 

« Qu'il est du devoir de notre société, établie pour soutenir la démocratie militante de tous les pays, de se rallier aux efforts des démocrates anglais pour obtenir une réforme électorale sur la base de la charte ;

 

« La Société des démocrates fraternels s'engage à appuyer de toutes ses forces l'agitation pour la charte populaire. »

 

Cette société fraternelle, qui compte parmi ses membres les démocrates les plus distingués, tant anglais qu'étrangers, résidant à Londres, prend de jour en jour plus d'importance. Elle s'est tellement accrue que les libéraux de Londres ont trouvé bon de lui opposer une Ligue internationale bourgeoise 16, dirigée par les sommités parlementaires du libre-échange. Le but de cette nouvelle association, à la tête de laquelle se trouvent MM. le docteur Bowring, le colonel Thompson et autres champions de la liberté du commerce, n'est autre que de faire de la propagande pour le libre-échange 17 chez les étrangers, sous le manteau de phrases philanthropiques et libérales. Mais il apparaît qu'elle ne fera pas long feu. Depuis six mois qu'elle existe, elle n'a presque rien fait, tandis que les Démocrates fraternels se sont ouvertement prononcés contre tout acte d'oppression tenté par qui que ce soit. Aussi la démocratie, tant anglaise qu'étrangère, en tant qu'elle est représentée à Londres, s'est-elle attachée aux Démocrates fraternels, déclarant en même temps qu'elle ne se laissera pas exploiter au profit des manufacturiers libre- échangistes de l'Angleterre.


 

 

Activités de parti de Marx :
février 1848 à début mars 1848

 

 

 

 

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13 FÉVRIER : Marx polémique dans la Deutsche Brüsseler Zeitung contre le journal radical Débat social qui, en termes voilés, avait attaqué le communisme 18.

 

Il participe à la séance de l'Association démocratique dont les débats portent sur le premier congrès international des démocrates, ainsi que sur la réponse à l'invitation faite par les Démocrates fraternels anglais de participer à ce congrès. Cette réponse (contenant un compte rendu sur les progrès effectués par l'Association, cosigné de Marx en qualité de vice-président) sera publiée le 4 mars par le Northern Star.

 

MI-FÉVRIER : Engels, expulsé de Paris, arrive à Bruxelles.

 

19 FÉVRIER : Marx quitte Ixelles, rue d'Orléans, pour s'installer à Bruxelles, plaine Sainte-Gudule ; il n’informera la police de son changement d'adresse que le 26 février. (Cf. ministère de la Justice, Bruxelles. Documents concernant Marx dans le dossier « Risquons tout » : MEGA, I/6, p. 657 19.)

 

20 FÉVRIER : Marx préside une réunion de l'Association démocratique dans laquelle, entre autres, Engels expose les raisons politiques de son expulsion de Paris. (Cf. Deutsche Brüsseler Zeitung, du 24 février 1848.)

 

22 FÉVRIER : À l'occasion de la commémoration de l'insurrection de Cracovie de 1846, Marx tient un discours qui sera publié dans le compte rendu de cette réunion, mi-mars. Une controverse se produit à ce meeting entre Marx et Jottrand (président de l'Association démocratique de Bruxelles), à la suite de laquelle Marx démissionne de la vice-présidence. Cependant, après la lettre de Jottrand du 25 février, Marx retire sa démission. (Cf. Jottrand à Marx, 24 février 1848, d'après la copie trouvée dans le carnet de notes de Marx, 1860. Notices autobiographiques de Marx pour le conseiller à la cour Weber, mars 1860, publiées dans Grünberg Archiv, X, 65. MEGA, 1/6, p. 409, 676.)

 

FIN FÉVRIER : Parution à Londres du Manifeste du parti communiste. (Cf. MEGA, 1/6, p. 683.)

 

DU 25 FÉVRIER AU 4 MARS : Marx prend une part active aux préparations d'un soulèvement armé en faveur de la république à Bruxelles. Il donne des sommes d'argent importantes pour l'armement des ouvriers de Bruxelles 20. Il participe, en outre, aux préparatifs d'un soulèvement armé à Cologne en liaison avec les éléments cléricaux, et libéraux qui s'efforçaient de séparer les provinces rhénanes de la Prusse. (Cf. La Nouvelle Gazette rhénane, du 18-8-1848, correspondance d'Anvers. Criminalzeitung de New York, 25-11-1853, voir Neue Zeit, XXI/1, p. 719 ; F.-A. SORGE, « En commémoration du 14 mars ». Archives de l'État prussien de Berlin, A. A. l., rapport IV, police no 232, vol. l.)

 

VERS LE 27 FÉVRIER : Marx reçoit la décision du Conseil central londonien de la Ligue des communistes qui lui transmet les pleins pouvoirs pour le district directeur de Bruxelles. (Cf. ministère de la Justice de Bruxelles : Sûreté publique, no 73 946 cé ; reproduit dans WERMUTH- STIEBER, Les Conjurations communistes du XIXe siècle, Berlin, 1853, vol. l, p. 65; G. ADLER, Geschichte der ersten soz.-pol. Arbeiterbewg in Deutschland, Breslau, 1885, p. 211. ENGELS, La Ligue des communistes, p. 11.) Avec la participation de Marx, l'Association démocratique, dans une adresse au conseil municipal de Bruxelles, réclame que la garde civile régulière soit complétée par un second contingent formé d'ouvriers et d'artisans. Le conseil municipal rejette cette revendication le 4 mars. (Cf. Ville de Bruxelles, Bulletin des séances du conseil communal, année 1848-1849, p. 129, ainsi que MEGA, I/6, p. 655.)  VERS LES 27-28 FÉVRIER : Marx participe à l'élaboration de deux adresses de l'Association démocratique : l'une aux Démocrates fraternels et au Northern Star afin de rendre compte de l'activité de l'Association lors des événements révolutionnaires français de février 1848 ; l'autre pour saluer le gouvernement provisoire de la République française. (Cf. MEGA, I/6, p. 653, 655.)

 

VERS LE 3 MARS : Marx reçoit du gouvernement provisoire français une invitation, signée par Flocon, afin qu'il revienne en France. (Cf. MARX, Herr Vogt, Londres, 1860, p. 187 : Flocon à Marx, ler mars 1848.)

 

3 MARS : Le comité de district bruxellois, agissant comme Conseil central, décide de transférer à Paris le siège du Conseil central de la Ligue des communistes et transmet ses pouvoirs à Marx. (Cf. les références du 27 février.)

Vers 5 heures de l'après-midi, Marx reçoit du cabinet royal belge l'ordre de quitter la Belgique dans les 24 heures. (Cf. ministère de la Justice, Bruxelles, dossier Marx ; reproduit en fac-similé dans La Revue générale, Bruxelles, 15-9-1928. T. BASYN, L'Arrestation de Karl Marx à Bruxelles. MEGA, I/6, p. 421, 471.)

 

Parution de la première partie du Manifeste communiste dans la Deutsche Londoner Zeitung, no 174 28-3-1848.

 

4 MARS : À l heure du matin, Marx est arrêté par la police, alors qu'il était en train de préparer ses bagages pour quitter Bruxelles, comme l'ordre lui en avait été donné ; après plusieurs de garde à vue, il est amené, sous escorte policière, jusqu'à la frontière française, d'où il poursuit son voyage jusqu'à Paris, avec ses enfants ainsi que sa femme qui, au cours de la même nuit, avait été arrêtée également et maltraitée par la police. (Cf. MEGA, I/6, p. 417,657.)

 

6 AU 10 MARS À PARIS : Marx prend la parole le 6 mars dans une réunion organisée par la colonie allemande des artisans pour s'opposer au recrutement de volontaires en vue de « faire » la révolution en Allemagne à l'instigation de la Société démocratique allemande (Herwegh, Bornstedt, etc.). Rencontre avec Julian Harney, Ernest Jones, Bauer et Moll. Il développe l'agitation parmi les travailleurs allemands contre le retour immédiat en Allemagne et pour la participation au prochain soulèvement armé du prolétariat parisien. (Cf. Northern Star, 25-3-1848, p. 5. S. SEILER, Das Komplott vom 13. Juni 1849, Hamburg. 1850, p. 21.)

 

VERS LE 6 MARS : Marx informe le conseil local londonien du transfert à Paris du siège du Conseil central, il obtient l'accord exprès de Londres le 8 mars. (Cf. conseil local de Londres au Conseil central, 8 mars 1848.)

 

8 MARS : Marx publie dans La Réforme une lettre ouverte sur son expulsion de Belgique et les brutalités policières contre sa femme. (Cf. MEGA, I/6, p. 417.) Participation, comme secrétaire, à une réunion commune des quatre sections parisiennes de la Ligue des communistes pour décider de la création d'un Club des travailleurs allemands en opposition à la Société démocratique allemande. (Cf. protocole de séance de la main de Marx dont l'original se trouve à l'Institut Marx- Engels-Lénine de Moscou.)

 

9 MARS : Dans la réunion commune des quatre sections parisiennes de la Ligue des communistes, Marx lit son projet de statuts pour le Club des travailleurs allemands de caractère non conspiratif. Il propose que tout membre de la Ligue porte un bandeau rouge. (Cf. protocole de séance, de l'écriture de Marx.)

 

MARS : Marx reçoit une lettre de Daniels et Weerth sur la situation politique de Cologne et les affaires courantes de la commune locale. (Cf. Daniels à Marx, vers le 18 mars 1848 ; Weerth à Marx, 25 mars 1848.)

 

VERS LE 10 MARS : Le Conseil central de la Ligue des communistes se constitue à Paris, élit Marx comme président, Schapper comme secrétaire, et comme membres, Bauer, Engels — encore à Bruxelles à ce moment-là —, Moll, Wallau et W. Wolff 21. (Cf. Marx à Engels, vers le 12 mars 1848.)

 

FAITS MARQUANTS DE FÉVRIER 1848 À FIN AOÛT 1849

 

Tentative de soulèvement à Bruxelles / Expulsion / Paris Club ouvrier allemand / « Revendications du parti communiste en Allemagne » / Cologne / Tentatives de création d'un parti ouvrier / Gottschalk : La Nouvelle Gazette rhénane / Parlement de Francfort / Soulèvement de juin à Paris / Comité de district de la démocratie rhénane / Mot d'ordre de guerre contre la Russie / Weitling / Assemblée nationale de Berlin / Le ministère d'action / La « demi- révolution » / Voyage à Berlin et Vienne / Journée de septembre de Cologne et l'état de siège / Reparution de La Nouvelle Gazette rhénane / Soulèvement d'octobre à Vienne / Contre-révolution berlinoise / Mot d'ordre de refus des impôts / Société ouvrière de Cologne / Nouvelle vague révolutionnaire et mot d'ordre de la République rouge / Procès pour délit de presse / Numéro imprimé en rouge de La Nouvelle Gazette rhénane / Voyage à travers les provinces soulevées / Paris.


 

 

L’association démocratique de Bruxelles aux Démocrates fraternels réunis à Londres

 

 

 

 

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Nous avons reçu votre lettre de décembre dernier ;nous immédiatement pris en considération et discuté votre  proposition relative à la tenue d'un congrès démocratique de toutes les nations et un échange mensuel de correspondance entre votre association et la nôtre 22.

 

Vous avez proposé de tenir le premier congrès démocratique ici à Bruxelles, et de réunir le second à Londres ; de faire organiser le premier congrès par notre association pour l'anniversaire de la révolution belge, en septembre prochain, et de préparer le programme par le comité de notre association : toutes ces propositions ont été acceptées à l’unanimité et avec enthousiasme.

 

L'offre d'échange d'une correspondance mensuelle régulière avec notre société a également été accueillie avec le plus grand enthousiasme.

 

Nous voulons maintenant vous donner un bref aperçu de nos progrès et de la situation générale de notre cause.

 

L'état de notre association est aussi prospère qu'on peut le souhaiter. Le nombre de nos adhérents, augmente de semaine en semaine, et la participation du public en général et de la classe ouvrière en particulier à notre activité s'accroît dans la même mesure.

 

La meilleure démonstration de notre force est, cependant, l'intérêt éveillé dans les provinces de ce pays par notre mouvement. Les principales villes de Belgique nous ont demandé de leur envoyer des délégués en vu d’y établir des associations démocratiques semblables à la nôtre et de nouer des relations permanentes avec l'association de la capitale.

 

Nous avons dédié toute notre attention à ces appels. Nous avons envoyé une délégation à Gand, afin d'y tenir une réunion publique dans le but d'y créer une branche locale. Cette réunion a attiré énormément de monde, et notre délégation, formée de ressortissants de différentes nationalités, fut accueillie avec un enthousiasme indescriptible. La fondation d'une société démocratique fut décide sur-le-champ, et les noms des membres furent aussitôt portés sur une liste. Par la suite, nous avons reçu de Gand la nouvelle de la constitution définitive de cette société, ainsi que de la tenue d'une seconde réunion, où le nombre de participants et l'enthousiasme furent encore plus grands. Plus de trois mille citoyens y assistèrent, et nous avons le plaisir de pouvoir dire que la plupart en étaient des ouvriers.

 

Nous considérons le progrès réalisé à Gand comme l'un des plus grands succès de notre cause dans ce pays. Gand est, en effet, la plus grande ville industrielle de Belgique avec plus de cent mille habitants. C'est dans une grande mesure le centre d'attraction pour toute la population laborieuse des Flandres. La position occupée par Gand est décisive pour l'ensemble du mouvement ouvrier du pays. C'est ce qui nous permet de croire que la participation des ouvriers des fabriques de ce Manchester belge au renouveau du mouvement purement démocratique peut être considérée comme le signal de l'adhésion de l'ensemble des prolétaires belges à notre cause.

 

Nous espérons, dans notre prochaine lettre, pouvoir être en mesure de vous informer de progrès ultérieurs dans d'autres villes du pays, pour arriver ainsi progressivement à la constitution d'un parti démocratique fort, uni et organisé en Belgique.

 

Nous partageons entièrement les positions que vous avez défendues dans votre récente adresse à la classe ouvrière de Grande-Bretagne et d'Irlande sur la question de la « défense nationale » 23. Nous souhaitons que cette adresse contribue dans une large mesure à éclairer le peuple anglais sur ses véritables ennemis.

 

Nous avons également suivi avec grande joie les démarches que vous avez entreprises auprès de la masse des chartistes anglais, afin de conclure enfin une alliance solide entre le peuple d'Irlande et celui de Grande-Bretagne. Nous sommes arrivés à la conclusion que vous avez en ce moment plus de chances que jamais de surmonter les causes qui ont suscité les ressentiments du peuple irlandais qui poussent celui-ci à confondre, dans une haine commune, les classes opprimées d'Angleterre avec les oppresseurs des deux pays.

 

Nous souhaitons que soit réunie bientôt entre les mains de Feargus O'Connor la direction des mouvements populaires des deux pays, et nous considérons la prochaine alliance entre les classes opprimées des deux pays, sous la bannière de la démocratie, comme le progrès le plus important de notre cause en général.

 

Nous concluons en vous transmettant nos salutations fraternelles.

 

Le comité de l'Association démocratique.

 

L. JOTTRAND, président,

K. MARX, vice-président,

A. PICARD, secrétaire.

 

 

Le « Débat social » du 6 février
sur l'Association démocratique

 

 

 

 

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Le Débat social du 6 février prétend défendre l'Association démocratique de Bruxelles et ses diverses sections locales 24. Nous nous permettons de faire quelques observations sur l'art et la manière de cette défense.

 

Il peut être utile au parti radical belge de démontrer aux catholiques qu'ils agissent contre leurs propres intérêts lorsqu'ils s'en prennent au parti radical belge. Il peut être utile à ce même parti de distinguer entre bas et haut clergé et d'adresser des compliments au clergé en général pour les vérités que dit une fraction de celui-ci. Nous n'avons rien à voir dans tout cela. Cependant, nous nous étonnons que le Débat ne se soit pas aperçu que les journaux catholiques de Flandres reproduisent aussitôt avec empressement les attaques menées contre les associations démocratiques par le quotidien libéral l'Indépendance belge qui, pour autant que nous le sachions, n'a pas d'attaches catholiques.

 

Le Débat social déclare que les Belges réclament des réformes politiques par le truchement des associations démocratiques. Or, le Débat oublie à cette occasion de mentionner le caractère international de l'Association démocratique. Mais peut-être ne l'a-t-il pas vraiment oublié. Ne sait-il pas qu'une association qui s'efforce de promouvoir la démocratie dans tous les pays doit agir d'abord dans le pays où elle réside ?

 

Le Débat social ne se contente pas de dire ce que les Belges se proposent de réaliser grâce aux associations démocratiques, il va plus loin et dit ce que les Belges ne se proposent pas de réaliser ; en d'autres termes, ce qu'ils ne doivent pas vouloir lorsqu'ils font partie de ces associations que les Belges ont créées... pour réclamer des réformes politiques. Avis aux étrangers !

 

Le Débat écrit : « Les réformes politiques que les Belges veulent réclamer, grâce aux associations démocratiques, ne font pas partie de ces utopies [communistes] que certains démocrates poursuivent dans des pays où les institutions sociales ne laissent pas espérer de réformes efficaces, où il paraît donc aussi raisonnable de rêver de châteaux en Espagne que du bien-être modeste dont jouissent déjà les peuples libres. Celui qui ne possède rien peut aussi bien rêver d'un seul coup à des millions qu'à cent francs de rente ou de profit. »

 

Le Débat parle manifestement ici des communistes.

 

Nous voudrions lui demander si « le modeste bien- être » de la « libre » Angleterre se manifeste par le fait que les dépenses pour les pauvres croissent plus vite que la population ?

 

Nous voudrions lui demander s'il comprend aussi la misère flamande dans le modeste bien-être des peuples libres ?

 

Nous voudrions qu'il nous éclaircisse ce mystère : comment s'y prendra-t-il pour mettre un salaire à la place des « cent francs de rente ou de profit » ? Mais sans doute entend-il par « modeste bien-être des peuples libres » le modeste bien-être des libres capitalistes et propriétaires fonciers !

 

Enfin nous voudrions lui demander si l'Association démocratique de Bruxelles l'a chargé de faire passer pour des menteurs les utopistes qui ne croient pas « au modeste bonheur des peuples libres » ?

 

Le Débat social ne parle pas, cependant, des communistes tout court, mais des communistes allemands qui —parce que les conditions politiques de leur pays ne leur permettent de créer ni une Alliance allemande ni une « Association libérale » allemande — tombent dans les bras du communisme en désespoir de cause.

 

Nous faisons observer au Débat que le communisme a son origine en Angleterre et en France, et non en Allemagne.

 

Nous donnons, en tout état de cause, au Débat  l'assurance suivante en échange de la sienne : le communisme allemand est l'ennemi le plus déterminé de tout utopisme et, loin d'exclure le développement historique, il se fonde bien plutôt sur lui.

 

Certes, l'Allemagne a un grand retard dans l'évolution politique, et il lui faut traverser encore de longues phases politiques. Nous sommes bien les derniers à le nier. Mais, par ailleurs, nous croyons qu'un pays de plus de quarante millions d'habitants ne cherchera pas la mesure de son mouvement dans le radicalisme de petits pays libres 25, lorsqu'il s'agit de préparer une révolution.

 

Le débat entend-il par communisme le fait de souligne les oppositions de classe et la lutte de classe ? Alors ce N’est pas le communisme qui est communiste, mais l’économie politique et la société bourgeoises. Nous savons que Robert Peel a prophétisé que l'antagonisme des classes de la société moderne devait éclater en une terrible crise. Nous savons que Guizot lui-même, dans son histoire de la civilisation, n'a rien fait d'autre que d'exposer des formes déterminées de la lutte de classes. Mais, bien sûr, Peel et Guizot sont des utopistes, et réalistes sont ceux qui considèrent les manifestations de la réalité sociale comme une atteinte portée à l'intelligence bienveillante de la vie. Libre au Débat social d'admirer et d'idéaliser l'Amérique du Nord et la Suisse ! Nous lui demandons simplement si la constitution politique de l'Amérique du Nord a jamais pu être introduite en Europe sans de grands bouleversements sociaux ?

 

Que le Débat veuille nous pardonner si nous sommes assez chimériques pour croire que la revendication de la charte anglaise n'a pas été établie par quelques bons esprits rêvant de suffrage universel, mais bien par un grand parti à l'échelle nationale qui impliquait lui-même un long processus d'unification en classe des ouvriers anglais. Or, cette charte est réclamée dans un tout autre but que les constitutions d'Amérique et de Suisse, et elle aura également des conséquences sociales absolument différentes 26. À nos yeux, sont utopistes ceux qui séparent les formes politiques de leur fondement social et les présentent comme des dogmes abstraits et généraux.

Le Débat social s'efforce de défendre l'Association démocratique en éliminant en même temps « certains démocrates » qui ne se satisfont pas du « modeste bien- être des peuples libres ». C'est ce qui ressort de ses propos sur la discussion de la question du libre-échange au sein de l'Association. Le Débat écrit : Six séances furent consacrées à la discussion de cette intéressante question, et de nombreux ouvriers des divers ateliers de notre ville firent valoir à cette occasion des raisons qui n'eussent pas été en mauvais lieu au célèbre congrès des économistes qui s'est tenu à Bruxelles en septembre dernier.

 

Auparavant, le Débat social remarque encore que l'Association s'est prononcée pratiquement à l'unanimité pour la liberté absolue des échanges entre les peuples, comme but de la démocratie.

 

Ensuite, le Débat, dans le même numéro, reproduit un discours de M. Le Hardy Beaulieu, véritable ramassis des déchets les plus corrompus de la cuisine des libre-échangistes anglais. Et pour finir, il fête le libéral Cobden.

 

Qui douterait après cette présentation du Débat social que l'Association ait voté à une forte majorité pour le libre-échange dans le sens du congrès des économistes et des libre-échangistes bourgeois 27?


 

 

À M. Julian Harney, rédacteur du journal « Northern Star », secrétaire de l'association « Fraternal Democrats » à Londres

 

 

 

 

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Bruxelles, le 28 février 1848

 

Vous connaissez, déjà la glorieuse révolution qui vient de s'accomplir à Paris.

 

Nous avons à vous communiquer qu'en conséquence de cet événement important l'Association démocratique a établi ici une agitation pacifique, mais énergique, pour obtenir, par les voies propres aux institutions politiques de la Belgique, les avantages que le peuple français vient de conquérir.

 

Les résolutions suivantes ont été arrêtées par acclamations les plus enthousiastes :

 

l. L'Association démocratique tiendra assemblée tous les soirs et le public y sera admis ;

 

2. Une adresse, au nom de l'Association, sera envoyée au gouvernement provisoire de la France, dans le but de lui exprimer nos sympathies pour la révolution du 24 février 28 ;

 

3. Une adresse sera présentée au conseil communal de Bruxelles, l'invitant à maintenir la paix publique et à éviter toute effusion de sang en organisant les forces municipales composées de la garde civile en général, c'est-à-dire les bourgeois qui sont armés dans les circonstances ordinaires, et les artisans qui peuvent être armés dans les temps extraordinaires, conformément aux lois du pays. Les armes seront ainsi confiées à la classe moyenne et à la classe ouvrière également 29.

 

Nous vous informerons, aussi souvent que possible, des démarches et des progrès que nous ferons ultérieurement.

 

Nous avons l'espoir que vous réussirez bientôt, de votre côté, à faire passer « la charte du peuple » dans les lois de votre pays, et qu'elle vous servira à faire ensuite d'autres progrès 30.

 

Finalement, nous vous invitons à vous tenir, dans cette crise importante, en fréquente communication avec nous, et à nous transmettre toutes les nouvelles de votre pays qui peuvent être de nature à exercer un effet favorable sur le peuple belge.

 

 

La situation en Belgique

 

 

 

 

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La bourgeoisie belge a refusé la république au peuple il y a quinze jours ; maintenant c'est elle qui se prépare à prendre l'initiative du mouvement républicain 31. Elle ne pose pas encore tout haut la proclamation, mais partout à Bruxelles elle le dit tout bas à l'oreille : « Décidément, il faut que Léopold s'en aille ; décidément, il n’y a que la république qui puisse nous sauver, mais ce qu'il nous faut c'est une bonne et solide république, sans organisation du travail, sans suffrage universel, sans que les ouvriers s'en mêlent ! »

 

Cela est déjà un progrès. Les bons bourgeois, qui, il y a peu de jours encore, se défendirent à outrance de toute intention de contrefaire la République française, ont ressenti le contrecoup de la crise financière de Paris. Tout en décriant la contrefaçon politique, ils subirent la contrefaçon financière. Tout en chantant des hymnes à l’indépendance et à la neutralité belges, ils trouvèrent que la Bourse de Bruxelles était dans la dépendance la plus complète, la plus humiliante, de celle de Paris. Le cordon de troupes qui occupe la frontière du sud n'a pas empêché la baisse des fonds d'entrer, tambour battant, sur le territoire garanti neutre de la Belgique...

 

 

 

Lettre de Marx sur son expulsion de Bruxelles

 

 

 

 

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Monsieur le rédacteur,

 

En ce moment, le gouvernement belge se range tout à fait du côté de la politique de la Sainte-Alliance 32. Sa fureur réactionnaire tombe sur les démocrates allemands avec une brutalité inouïe 33. Si nous n'avions pas le cœur trop navré des persécutions dont nous avons été spécialement l'objet, nous ririons franchement du ridicule que se donne le ministère Rogier, en accusant quelques Allemands de vouloir imposer la république aux Belges, malgré les Belges ; mais c'est que, dans le cas spécial auquel nous faisons allusion, l'odieux l'emporte sur le ridicule.

 

D'abord, Monsieur, il est bon de savoir que presque tous les journaux de Bruxelles sont rédigés par des Français, qui se sont, pour la plupart, sauvés de France pour échapper aux peines infamantes dont ils étaient menacés dans leur patrie : ces Français ont donc le plus grand intérêt à défendre dans ce moment l'indépendance belge, qu'ils avaient tous trahie en 1833. Le roi, le ministère et leurs partisans se sont servis de ces feuilles pour accréditer l'opinion qu'une révolution belge dans le sens républicain ne serait qu'une contrefaçon d'une france-quillonnerie, et que toute l'agitation démocratique qui se fait dans ce moment sentir en Belgique avait été provoquée uniquement par des Allemands surexcités.

 

Les Allemands ne nient nullement qu'ils se sont franchement associés aux démocrates belges, et ils l'ont fait sans exaltation aucune. Aux yeux du procureur du roi, c'était exciter les ouvriers contre les bourgeois, c'était rendre suspect aux Belges un roi allemand qu'ils aiment tant, c'était ouvrir les portes de la Belgique à une invasion française. Après avoir reçu, le 3 mars, à cinq heures du soir, l'ordre de quitter le royaume belge dans le délai de vingt-quatre heures, j'étais occupé encore, dans la nuit du même jour, de faire mes préparatifs de voyage, lorsqu'un commissaire de police, accompagné de dix gardes municipaux, pénétra dans mon domicile, fouilla toute la maison, et finit par m'arrêter, sous prétexte que je n'avais pas de papiers 34.

 

 

À Monsieur le directeur du journal l'« Alba »

 

 

 

 

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Sous le titre de La Nouvelle Gazette rhénane et sous la direction de M. Karl Marx sera publié à Cologne, à partir du ler juin, un nouveau quotidien 35. Ce journal poursuivra, dans le nord de l'Europe, les mêmes principes démocratiques que ceux que l’Alba représente en Italie 36. Il ne peut donc y avoir de doute sur la position que nous avons dans le conflit qui oppose actuellement l'Italie à l'Autriche : nous défendrons la cause de l'indépendance italienne et combattrons à mort le despotisme autrichien en Italie, comme en Allemagne et en Pologne. Nous tendons fraternellement la main au peuple italien, et nous voulons lui démontrer que la nation allemande répudie, d'où qu'elle vienne, l'oppression exercée chez vous par ceux-là mêmes qui ont depuis toujours combattu la liberté chez nous.

 

Nous voulons faire tout notre possible pour préparer l'union et la bonne entente entre les deux grandes et libres nations qu'un infâme système de gouvernement a fait croire jusqu'ici qu'elles étaient ennemies l'une de l'autre.

 

Nous demanderons donc que la brutale soldatesque autrichienne soit retirée sans retard de l'Italie, et que le peuple italien soit mis en état de pouvoir exprimer sa volonté souveraine conformément à la forme de gouvernement qu'il lui plaira de choisir.

 

Afin de nous permettre de connaître les affaires italiennes et vous donner l'occasion de juger de la sincérité de nos promesses, nous vous proposons d'échanger votre journal avec le nôtre : nous vous transmetterions donc chaque jour La Nouvelle Gazette rhénane, et vous nous adresseriez régulièrement l'Alba. Nous espérons qu'il vous plaira d'accepter cette proposition, et vous prions de nous envoyer l'Alba le plus tôt possible, afin que vous puissiez profiter de nos premiers numéros.

 

S'il se trouvait que vous avez également d'autres nouvelles à nous faire parvenir, nous vous prions de bien vouloir le faire. Nous promettons que tout ce qui peut servir la cause de la démocratie dans l'un ou l'autre pays trouvera toujours chez nous toute l'attention possible.

 

Salut et fraternité.

 

La direction de La Nouvelle Gazette rhénane

 

le rédacteur en chef

Dr Karl MARX

 

 

L'action de Cologne

 

 

 

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L'affaire de Cologne est désagréable 37. Nos trois meilleurs hommes sont en prison. J'ai pu m'entretenir avec l'un de ceux qui ont pris une part active à l'affaire. Ils voulaient déclencher une action, mais au lieu de se munir d'armes — faciles à se procurer —, ils sont allés manifester, désarmés, devant l'hôtel de ville, où on les a coincés. On prétend que la troupe leur était en majeure partie favorable. Cette affaire a été engagée de manière stupide et irréfléchie. Si le rapport qu'on m'en a fait est exact, ils auraient pu très facilement frapper un grand coup, et en deux heures tout aurait été achevé. Mais toute l'affaire a été montée de manière affreusement bête 38.

 

Il semble que nos vieux amis de Cologne aient, en outre, agi de manière très molle, alors qu'ils avaient décidé de frapper un grand coup. Le petit d'Ester, Daniels et Bürgers ont été sur place pendant un moment, mais ils sont repartis très vite, bien que la présence du petit docteur (d'Ester) eût été absolument nécessaire à l'hôtel de ville 39.

 

À part cela, les nouvelles d'Allemagne sont fameuses. À Nassau, plein succès de la révolution ; à Munich, étudiants, peintres et ouvriers en pleine insurrection ; à Cassel, veillée d'armes révolutionnaire ; à Berlin, peur et tergiversations sans fin ; dans toute la Westphalie, proclamation de la liberté de la presse et création de la garde nationale. Pour le moment, c'est suffisant.

 

Pourvu que Frédéric-Guillaume IV fasse preuve d'entêtement. Alors la partie est gagnée, et dans quelques mois ce sera la révolution allemande. Pourvu qu'il s'accroche aux survivances féodales ! Mais, diable, qui peut prévoir ce que fera cet individu fantasque à l'esprit dérangé.

 

À Cologne, toute la petite bourgeoisie veut le rattachement à la République française : les souvenirs de 1797 prédominent encore pour le moment.


 

 

Le parti dans la révolution
(1848-1850)

 

 

 

 

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Tandis que les petits-bourgeois démocrates veulent terminer la révolution au plus vite après avoir obtenu, au mieux, la réalisation des revendications [qui rendent supportable la société  existante], il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu'à ce que toutes les classes aient été chassées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir public et que, non seulement dans un pays, mais dans tous les principaux pays du  monde, l'association des prolétaires ait fait assez de progrès pour supprimer dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans les mains des prolétaires du moins les forces productives décisives.

 

MARX, Adresse du Conseil central

à la Ligue, mars 1850.

 

À tous les travailleurs d'Allemagne !

Frères et travailleurs !

 

 

 

 

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Si nous ne voulons pas être dupés une fois de plus 1, si nous ne voulons pas être, pour une longue série d'années, ceux qu'un petit nombre exploite et bafoue, il ne faut pas laisser perdre un seul instant, ni laisser passer une minute dans l'inactivité.

Isolés comme nous l'avons été jusqu'ici, nous sommes faibles, bien que nous nous comptions par millions. Unis et organisés, nous constituerons, au contraire, une force irrésistible. C'est pourquoi, frères, formons, dans toutes les villes et dans tous les villages, des unions ouvrières où nous discuterons de nos conditions, où nous proposerons des mesures pour changer notre situation actuelle, où nous désignerons les représentants de la classe travailleuse au parlement allemand et où nous préparerons toutes les démarches nécessaires pour sauvegarder nos intérêts. En outre, toutes les unions ouvrières d'Allemagne devront, aussi vite que possible, entrer en relations entre elles, et y demeurer.

 

Nous vous proposons de choisir provisoirement Mayence comme centre de toutes les unions ouvrières, et d'entrer en correspondance avec le comité soussigné, afin de nous concerter sur un plan commun et aussi vite que possible fixer définitivement, lors de la réunion des délégués, le siège du comité central, etc.

 

Nous recevons les lettres non-affranchies, de même que nous nous écrivons aux unions sans affranchir.

 

Mayence, 5 avril 1848

 

L'Association de formation ouvrière

Au nom du comité directeur :

 

Le speaker :                                                                       le rédacteur :

Wallau                                                                                    Cluss


 

Interventions dans les associations ouvrières

 

 

 

 

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Protestation de la Société démocratique de Cologne contre l'incorporation de la Posnanie dans la Confédération allemande mande

La Société démocratique de Cologne a déposé la protestation suivante auprès de l'Assemblée nationale 2 :

 

Considérant

 

l. que l'Allemagne engagée dans la lutte pour la liberté ne doit pas opprimer d'autres nationalités, mais les soutenir dans leurs efforts pour obtenir leur liberté et leur indépendance ;

 

2. que l'émancipation de la Pologne est une question vitale pour l'Allemagne ;

 

3. que les trois despotes [russe, autrichien, et prussien] viennent une nouvelle fois de dépouiller les Polonais de leur liberté et de leur indépendance nationale ;

 

4. que depuis 1792 tous les attentats contre la Pologne et tous les partages de celle-ci par la réaction ont toujours été dirigés contre la liberté de toute l'Europe, et d'autre part, qu'à chaque fois qu'un peuple s'est émancipé, il a réclamé la restauration de la Pologne ;

 

5. que le Comité des Cinquante lui-même a rejeté avec indignation toute participation au crime perpétré contre la Pologne au nom du peuple allemand, et a exprimé clairement qu'il était du devoir de ce dernier d'œuvrer à la restauration d'une Pologne indépendante ;

 

6. que le roi de Prusse lui-même, sous la pression de l’opinion publique, avait solennellement promis, après la révolution de mars, de réorganiser la Pologne ;

 

7. qu'en dépit de tout cela l'Assemblée nationale de Francfort — au reste issue d'élections indirectes —a décidé, dans sa séance du 27 juillet, d'incorporer les trois quarts du Grand-Duché de Posnanie à l'Empire allemand (qui n'existe même pas encore) et, ce faisant, s'est rendue coupable du même crime contre la liberté que le Congrès de Vienne et la Diète allemande ;

 

8. que néanmoins la partie saine du peuple allemand ne veut, ni ne peut, avoir la moindre participation au démantèlement de la nationalité polonaise au profit de la réaction et dans l'intérêt d'un certain nombre de bureaucrates, propriétaires fonciers et trafiquants prussiens,

 

la Société démocratique de Cologne déclare dans sa séance de ce jour : qu'elle proteste solennellement contre la décision prise par l'Assemblée nationale allemande le 27 juillet en ce qui concerne le Grand-Duché de Posnanie et, face à l'Allemagne, la Pologne et toute l'Europe, lance une mise en garde énergique contre cette annexion effectuée à l'avantage du parti réactionnaire de Prusse, de Russie et d'Autriche 3.

 

La Société démocratique

En son nom : le Comité

 

Assemblée populaire à Worringen

 

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Cologne. 18 septembre 1848 4. Un grand meeting populaire s'est tenu hier près de Worringen. Cinq ou six grands chalands fluviaux avaient descendu le Rhin depuis Cologne, chacun étant chargé de quelques centaines de personnes et portant à l'avant un drapeau rouge. Des délégations plus ou moins nombreuses étaient venues de Neuss, Dusseldorf, Crefeld, Hitdorf, Frechdorf et Rheindorf. Le meeting tenu sur un pré au bord du Rhin comptait au moins six à huit mille hommes.

 

Karl Schapper de Cologne fut nommé président, Friedrich Engels de Cologne, secrétaire. Sur proposition du président, l'assemblée se déclara, par toutes les voix moins une en faveur de la République, et plus précisément pour la République rouge, démocratique-sociale.

 

Sur proposition de Ernst Dronke de Cologne, l'assemblée de Worringen. adopta à l'unanimité l'adresse qui fut déjà adoptée mercredi dernier sur la place des Francs de Cologne — à savoir que l'Assemblée nationale de Berlin était sommée de ne pas céder à la force des baïonnettes en cas de dissolution.

 

Sur proposition de Joseph Moll de Cologne, l'assemblée populaire reconnut le Comité de sécurité élu par l'assemblée publique de Cologne et, à la demande d'un membre du meeting, lui porta un triple vivat.

 

Sur proposition de Friedrich Engels de Cologne l'adresse suivante fut adoptée  à l'unanimité :

 

À l'Assemblée nationale allemande à Francfort,

 

Les citoyens de l'Empire allemand rassemblés ici déclarent par la présente qu'ils prendront parti pour l'Allemagne avec leurs biens et leur sang si, par les actes illégaux du gouvernement prussien contre les décisions de l'Assemblée nationale et le pouvoir central, un conflit devait surgir entre la Prusse et l'Allemagne.

 

Worringen, le 17 septembre 1848.

 

Sur proposition de Schulte de Hitdorf, il fut décidé que La Gazette de Cologne 5 ne représentait pas les intérêts de la Rhénanie.

 

Prirent la parole ensuite : M. Wolff de Cologne, F. Lassalle de Dusseldorf, Esser de Neuss, Weyll, Wachter, Becker et Reichhelm de Cologne, Wallraf de Frechen, Muller, membre de l'Union ouvrière de Worringen, Leven de Rheindorf, Imandt de Crefeld. Pour clore la réunion, on donna la parole à Henry Brisbane de New York, le rédacteur bien connu du journal démocrate-social New York Tribune.

 

Au cours de la réunion, on apprit de source sûre que les autorités avaient l'intention « de faire revenir, une fois de plus, à Cologne le 27e bataillon mardi prochain en même temps que les autres bataillons du régiment, d'inciter la troupe à créer des conflits avec la population afin de proclamer à cette occasion l'état de siège dans la ville, de désarmer la garde civile, bref de nous traiter purement et simplement comme on l'a fait à Mayence ».

 

Au cas où cette nouvelle se confirmerait et où on en viendrait à un conflit, les habitants présents des environs de Cologne ont garanti qu'ils se porteraient à notre aide. En fait, les habitants de Worringen attendent simplement un signal pour surgir.

 

Cela à l'intention de l'ex-commandant de la garde civile. M. Wittgenstein.

 

 

Marx et « La Nouvelle Gazette rhénane »
(1848-1849 
6)

 

 

 

 

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Quand éclata la révolution de février, le « parti communiste » allemand — comme nous l'appelions — ne formait qu'un tout petit noyau : la Ligue des communistes organisée en association secrète de propagande. Si la Ligue était secrète, c'était uniquement parce qu'il n'existait pas de droit d'association et de réunion en Allemagne. En dehors des sociétés ouvrières à l'étranger — son terrain de recrutement essentiel —, elle avait dans le pays même quelque trente communes, ou sections, et quelques membres dispersés dans de nombreuses localités. Mais ces forces insignifiantes avaient en Marx un chef de tout premier ordre et, grâce à lui, un programme de principe et de tactique qui garde aujourd’hui encore toute sa valeur : le Manifeste communiste.

 

Considérons en premier lieu la partie tactique de ce gramme. Elle affirme en général :

« Les communistes ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers. Ils n'ont pas d'intérêts distincts de ceux du prolétariat dans son ensemble. Ils ne présentent pas de principes particuliers d'après lesquels ils prétendent modeler le mouvement prolétarien. Voici ce qui distingue les communistes des autres partis prolétariens : d'une part, dans les diverses luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs au prolétariat tout entier ; d'autre part, dans les diverses phases que traverse la lutte entre prolétariat et bourgeoisie, ils représentent toujours l'intérêt du mouvement dans son ensemble.

 

« Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, celle qui pousse toujours plus en avant toutes les autres. Théoriquement, ils ont sur le reste de la masse prolétarienne l'avantage de comprendre clairement les conditions, le cours et les fins générales du mouvement prolétarien. »

 

Et pour le parti allemand en particulier :

 

« En Allemagne, le parti communiste lutte ensemble [kämpft zusammen mit 7] avec la bourgeoisie, sitôt que celle-ci agit révolutionnairement contre la monarchie absolue, la propriété féodale et la petite bourgeoisie. Mais il ne néglige à aucun moment de dégager chez les travailleurs une conscience aussi claire que possible de l'antagonisme de la bourgeoisie et du prolétariat, afin que, l'heure venue, les ouvriers allemands sachent tourner aussitôt, en autant d'armes contre la bourgeoisie, les conditions sociales et politiques que la bourgeoisie doit introduire en même temps que sa domination : ainsi, dès la chute des classes réactionnaires en Allemagne, la lutte pourra s'engager contre la bourgeoisie elle-même. C'est vers l'Allemagne que les communistes concentrent surtout leur attention. Ce pays se trouve à la veille d'une révolution bourgeoise… » (Manifeste, II et IV.)

 

Jamais programme tactique n'a fait autant ses preuves. Établi la veille de la révolution, il résista au feu de la révolution : à chaque fois qu'un parti ouvrier a dévié de sa ligne, il a été puni de sa déviation, et aujourd'hui encore il constitue la ligne directrice de tous les partis ouvriers décidés et conscients d'Europe, de Madrid à Pétersbourg.

 

Les événements de février à Paris précipitèrent le cours de la révolution allemande et, en conséquence, modifièrent son caractère. Au lieu de vaincre par ses propres forces, la bourgeoisie allemande vainquit à la remorque de la révolution ouvrière française. Avant même qu'elle n'ait définitivement triomphé de ses vieux adversaires — la monarchie absolue, la propriété foncière féodale, la bureaucratie et la couarde petite bourgeoisie —, elle dut déjà affronter son nouvel ennemi, le prolétariat. Mais c'est alors que se manifestèrent les effets directs des conditions économiques, très attardées vis-à-vis de celles de la France et de l'Angleterre, ainsi que des rapports de classe, en conséquence tout aussi rétrogrades de l'Allemagne.

 

La bourgeoisie allemande, qui venait tout juste de commencer à édifier sa grande industrie, n'avait ni la force, ni le courage, ni le besoin impérieux de conquérir pour elle un pouvoir hégémonique dans l'État ; le prolétariat, pareillement sous-développé, élevé dans l'asservissement intellectuel le plus complet, inorganisé et encore incapable de se constituer en organisation autonome, n'avait qu'un sentiment obscur de son profond antagonisme d'intérêts face à la bourgeoisie. Dans ces conditions, bien qu'il fût, par sa nature même, l'adversaire menaçant de la bourgeoisie, il demeura en fait son appendice politique. Effrayée non par ce qu'était le prolétariat allemand, mais par ce qu'il menaçait de devenir et par ce que le prolétariat français était déjà, la bourgeoisie ne vit de salut que dans un compromis — même le plus lâche — avec la monarchie et la noblesse ; ignorant encore sa propre mission historique, le prolétariat, dans sa grande masse, devait d'abord prendre en charge la mission de pousser la bourgeoisie en avant, en formant son aile extrême-gauche. Avant toute chose, les ouvriers allemands avaient à conquérir les droits qui leur sont indispensables pour s'organiser de manière autonome en parti de classe — liberté de la presse, d'association et de réunion —, droits que la bourgeoisie eût dû conquérir dans l'intérêt de sa propre domination, mais que, dans sa frayeur, elle contestait maintenant aux ouvriers. La petite centaine de membres éparpillés de la Ligue fut engloutie dans les énormes masses subitement projetées dans le mouvement. C'est ainsi que le prolétariat allemand surgit d'abord sur la scène politique en tant que parti démocrate le plus extrême.

 

C'est ce qui nous donna tout naturellement un drapeau, à nous qui venions de créer un grand journal en Allemagne. Ce ne pouvait être que celui de la démocratie, mais d'une démocratie qui mettait, partout et jusque dans le détail, en évidence un caractère spécifiquement prolétarien qu'elle ne pouvait encore inscrire, une fois pour toutes, sur son drapeau 8. Si nous nous y étions refusés, si nous n'avions pas saisi le mouvement là où il se trouvait exactement, à son extrémité la plus avancée, authentiquement prolétarienne, il ne nous serait plus resté qu'à prêcher le communisme dans une petite feuille de chou locale et à fonder une petite secte au lieu d'un grand parti ouvrier. Or, nous ne pouvions nous résoudre à prêcher dans le désert : nous avions trop bien étudié les utopistes pour cela. Au reste, nous n'avions pas conçu notre programme dans ce but.

 

Lorsque nous arrivâmes à Cologne, les éléments démocratiques et, en partie, communistes avaient pris toutes les dispositions pour lancer un grand journal. On le voulait strictement local, authentiquement de Cologne, et on chercha à nous exiler à Berlin. Mais, en vingt-quatre heures, grâce à Marx surtout, nous avions conquis la place, la feuille était à nous. La seule contrepartie en était que nous devions accepter Heinrich Bürgers dans la rédaction. Celui-ci écrivit un article (dans le second numéro), mais il n'en écrivit jamais plus d'autre.

 

Nous devions précisément aller à Cologne, et non à Berlin. D'abord Cologne était au centre de la province rhénane qui avait vécu la Révolution française, s'était ménagé avec le Code Napoléon des conceptions juridiques modernes, avait développé une grande industrie de loin la plus importante, et à tous égards était alors la partie la plus avancée de l'Allemagne. Nous ne connaissons que trop bien, par expérience personnelle, le Berlin de cette époque, avec sa bourgeoisie à peine naissante, sa petite bourgeoisie forte en gueule, mais lâche dans l'action et rampante, avec ses ouvriers tout à fait sous-développés, ses innombrables bureaucrates et sa racaille de nobles et de courtisans, bref tout ce qui faisait d'elle une simple « résidence ».

 

Quoi qu'il en soit, ce qui emporta la décision, ce fut qu'à Berlin régnait le misérable droit de la Diète prussienne, et les procès politiques étaient du ressort de juges professionnels ; tandis que, sur le Rhin, il y avait le Code Napoléon qui ignore les procès de presse, parce qu'il implique une censure, et dès lors qu'il n'y avait pas de délits politiques, mais seulement des crimes, on passait devant les jurés d'assises. À Berlin, le jeune Schlöffel fut condamné à un an de prison après la révolution ; sur le Rhin, nous avions la liberté inconditionnelle de la presse — et nous l'avons utilisée jusqu'à la dernière goutte.

 

Ainsi, le ler juin 1848, nous commencions avec un capital par actions très limité, et dont nous n'avions payé que fort peu, les actionnaires eux-mêmes étant plus qu'incertains. Aussitôt après le premier numéro, la moitié nous abandonna, et à la fin du mois nous n'en avions plus du tout.

 

La rédaction était organisée sous la dictature pure et simple de Marx. Un grand journal quotidien, qui doit être terminé à une heure fixe, ne peut avoir de positions suivies et conséquentes sans une telle organisation. Mais en plus, dans notre cas, la dictature de Marx s'imposait d'elle-même, incontestablement, et elle était volontiers reconnue de tous. Il y avait, en premier lieu, sa vision claire et son assurance politique qui firent de notre journal la feuille allemande la plus réputée de ces années révolutionnaires.

 

Le programme politique de La Nouvelle Gazette rhénane consistait en deux points principaux : République allemande, une, indivisible et démocratique ; guerre avec la Russie et restauration de la Pologne.

 

La démocratie petite-bourgeoise se divisait à cette époque en deux fractions : celle d'Allemagne du Nord qui se satisfaisait d'un empereur de Prusse démocratique, celle de l'Allemagne du Sud, se bornant pratiquement au pays de Bade, qui voulait transformer l'Allemagne en une république fédérative sur le modèle suisse. L'intérêt du prolétariat interdisait tout autant la prussianisation de l'Allemagne que la perpétuation du système des petits États. Il exigeait impérieusement que l'Allemagne s'unifiât enfin en une seule nation qui, seule, pouvait nettoyer de tous les obstacles hérités du passé le champ de bataille sur lequel le prolétariat devait affronter la bourgeoisie. Ce programme s'opposait tout autant à l'hégémonie, « à une pointe », de la Prusse. L'État prussien, avec toutes ses institutions, ses traditions et sa dynastie, était précisément le seul adversaire intérieur sérieux que la révolution se devait d'abattre en Allemagne ; de plus, la Prusse ne pouvait unifier l'Allemagne qu'en démembrant la nation par l'exclusion de l'Autriche allemande. Dissolution de l'État prussien et autrichien, véritable unification de l'Allemagne en république — nous ne pouvions avoir d'autre programme révolutionnaire immédiat. Tout cela devait se réaliser au travers d'une guerre contre la Russie, et uniquement par ce moyen. Je reviendrai encore sur ce dernier point.

 

Au surplus, le ton du journal n'avait rien de cérémonieux, il était sérieux ou enthousiaste. Nous n'avions que des adversaires méprisables, et tous nous les traitions sans exception avec le dédain le plus profond. La royauté conspiratrice, la camarilla, la noblesse, la Kreuzzeitung et toute la « réaction » qui suscitait l'indignation morale si vive des philistins — nous traitions tout ce beau monde comme il convenait. Mais nous ne nous en prenions pas moins aux nouvelles idoles suscitées par la révolution : les ministres de mars, l'Assemblée de Francfort et de Berlin, la droite comme la gauche. Dès le premier numéro, un article raillait la nullité du parlement de Francfort, les discours vains et interminables, ainsi que les lâches et inutiles décisions qu'on y prenait. C'est ce qui nous coûta la moitié de nos actionnaires. Le parlement de Francfort n'était même pas un club de débats : on n'y discutait pratiquement rien, mais on y récitait le plus souvent de longues litanies, préparées à l'avance comme des dissertations académiques. On y prenait des résolutions qui devaient enthousiasmer le philistin allemand et dont personne d'autre ne se souciait.

 

L’Assemblée de Berlin avait certes plus d'importance, faisant face à une véritable puissance. Ses débats et décisions s'effectuaient sur la terre ferme, et non dans les nuages, comme dans la maison de coucou de Francfort. C'est pourquoi nous lui consacrions une attention toute particulière. Mais les idoles berlinoises de la gauche, les Schultze-Delitzsch, Berends, Elsner, Stein et tutti quanti, nous les traitions aussi durement que les francfortoises, en découvrant impitoyablement leurs hésitations, leurs louvoiements et leurs petits calculs, afin de leur démontrer comment, de compromis en compromis, ils s'étaient laissé aller à trahir la révolution. Cela hérissait naturellement le petit-bourgeois démocrate qui venait tout juste de se fabriquer lui-même ces idoles pour son usage propre. Mais c'était le signe indubitable que nous avions tapé dans le mille.

 

De même nous démasquions les mystifications répandues avec zèle par la petite bourgeoisie, pour laquelle la révolution s'était achevée avec les jours de mars, si bien qu'il n'y avait plus qu'à en engranger les fruits. Pour nous, février et mars ne pouvaient avoir le sens d'une véritable révolution que si, au lieu de représenter un terme, ils devenaient au contraire le point de départ d'un long processus révolutionnaire au cours duquel, comme dans la grande révolution française, le peuple évoluait lui-même grâce à ses propres luttes, tandis que les partis se délimitaient les uns des autres de manière de plus en plus antagonique jusqu'à ce qu'ils correspondissent tout à fait avec les grandes classes — bourgeoisie, petite bourgeoisie, prolétariat — et que le prolétariat ait conquis ses positions respectives en une série de violentes journées de lutte. C'est pourquoi nous affrontions aussi la petite bourgeoisie démocratique partout où elle cherchait à dissimuler son opposition de classe vis-à-vis du prolétariat avec sa formule préférée : ne voulons-nous pas tous finalement la même chose ? Toutes les divergences entre nous ne reposent que sur de simples malentendus. Cependant, moins nous permettions à la petite bourgeoisie de mal comprendre notre démocratie prolétarienne, plus elle devenait docile et soumise à notre égard. Plus on lui fait face de manière tranchée et énergique, plus elle plie et se courbe pour vous servir. C'est de la sorte que le parti ouvrier obtient d'elle le maximum de concessions. Tout cela, nous l'avons expérimenté et vécu.

 

Enfin, nous démasquions le crétinisme parlementaire — selon l'expression de Marx — des diverses soi-disant assemblées nationales 9. Ces messieurs avaient laissé glisser de leurs mains tous les moyens de puissance, voire les avaient transférés en partie librement aux gouvernements. Face aux gouvernements réactionnaires ainsi renforcés, il y avait, à Berlin comme à Francfort, des assemblées impuissantes qui néanmoins se figuraient que leurs décrets inopérants feraient sortir le monde de ses gonds. Cette automystification de crétins régnait jusqu'à l'extrême gauche. Nous proclamions à leur adresse : votre victoire parlementaire coïncidera avec votre véritable défaite !

 

Et c'est ce qui arriva, à Berlin comme à Francfort. Lorsque la « gauche » obtint la majorité, le gouvernement dispersa toute l'Assemblée : il pouvait se le permettre, car l'Assemblée avait dilapidé son propre crédit auprès du peuple.

 

Lorsque je lus plus tard le livre de A. Bougeart sur Marat, l'ami du peuple, je trouvai que, sans le savoir, nous avions, à plus d'un égard, imité tout simplement le grand exemple de l'ami du peuple authentique (non falsifié par les royalistes). De fait, toute la rage hystérique et toutes les falsifications historiques, grâce auxquelles durant près d'un siècle on n'avait connu qu'un Marat tout à fait déformé, n'avaient qu'une seule cause : Marat avait arraché impitoyablement le voile à toutes les idoles du moment, Lafayette, Bailly et consorts, et les avait démasquées comme étant déjà des traîtres achevés pour la révolution. Or, lui-même — comme nous — ne tenait pas la révolution pour achevée, mais l'avait proclamée en permanence.

 

Nous affirmions ouvertement que l'orientation que nous représentions ne pouvait entrer dans la lutte pour conquérir ses véritables buts de parti que lorsque serait au pouvoir le parti le plus extrême de ceux qui existaient officiellement en Allemagne : c'est alors que nous constituerions l’opposition par rapport à lui.

 

Mais les circonstances firent en sorte qu'à côté des railleries pour l'adversaire allemand il y eut aussi la flambée de la passion. L'insurrection des ouvriers parisiens en juin 1848 nous trouva à notre place. Dès le premier coup de feu, nous étions corps et âme du côté des insurgés. Après leur défaite, Marx célébra les vaincus dans l'un de ses articles les plus éclatants 10.

 

C'est alors que nous perdîmes les derniers de nos actionnaires. Mais nous avions la satisfaction d'être la seule feuille en Allemagne, et pratiquement dans toute l'Europe, à brandir l'étendard du prolétariat vaincu, au moment où les bourgeois et petits-bourgeois de tous les pays submergeaient les vaincus du flot de leurs calomnies.

 

La politique extérieure était simple : intervenir en faveur de tout peuple révolutionnaire, appel à la guerre générale de l'Europe révolutionnaire contre le grand rempart de la réaction européenne, la Russie. Dès le 24 février, il était clair pour nous que la révolution n'avait qu'un seul ennemi véritablement redoutable : la Russie, et que cet ennemi serait de plus en plus contraint à intervenir dans la lutte à mesure que le mouvement gagnerait l'Europe entière. Les événements de Vienne, de Milan, de Berlin devaient retarder l'attaque russe, mais son déclenchement final n'en devenait que plus certain à mesure que la révolution s'en prenait à la Russie elle-même. Or si l'on parvenait à entraîner l'Allemagne dans la guerre contre la Russie, c'en était fait du règne des Habsbourg et des Hohenzollern, et la révolution triomphait sur toute la ligne.

 

Cette politique constitue la trame de chaque numéro du journal jusqu'au moment où les Russes envahirent effectivement la Hongrie, confirmant totalement notre prévision, mais scellant la défaite de la révolution.

 

En février 1849, lorsqu'on approcha de la bataille décisive, le journal se fit de jour en jour plus véhément et passionné. Dans Les Milliards silésiens (huit articles), Wilhelm Wolff remémora aux paysans de Silésie qu'au moment de l'abolition des charges féodales ils avaient été frustrés de grosses quantités d'argent et de terres au bénéfice des seigneurs, grâce à la complicité de l'État, et de réclamer un milliard de talers de dommages-intérêts.

 

En même temps, Marx publia son étude Travail salarié et capital dans une série d'éditoriaux, afin de marquer le but social de notre politique. Chaque numéro ordinaire ou supplémentaire désignait la grande bataille en préparation et l'exaspération des antagonismes en France, Italie, Allemagne et Hongrie. Les numéros supplémentaires d'avril et de mai surtout étaient autant d'appels au peuple, afin qu'il se tienne prêt à la bataille.

 

On s'étonne hors d'Allemagne que nous ayons pu, sans plus d'entraves, faire cette agitation au milieu d'une forteresse prussienne de premier rang, face à une garnison de 8 000 hommes et l'état-major. Mais, en raison des 8 fusils et baïonnettes et des 250 cartouches dans nos salles de rédaction, ainsi que des bonnets rouges de jacobins de nos typographes, notre maison avait, elle aussi, la réputation auprès des officiers d'être une forteresse que l'on ne pouvait prendre d'assaut sans coup férir.

 

Enfin, le grand coup fut frappé, le 18 mai 1849.

 

Le soulèvement était écrasé à Dresde et Elberfeld, la troupe encerclait les insurgés d'Iserlohn, la Rhénanie et la Westphalie étaient hérissées de baïonnettes, prêtes à marcher contre le Palatinat et le Bade. C'est alors que le gouvernement osa s'attaquer à nous. La moitié des rédacteurs était sous le coup de poursuites judiciaires, et les autres, n'étant pas des Prussiens, étaient menacés d'expulsion. Nous n'avions rien à y redire, tant qu'un corps d'armée tout entier se tenait derrière le gouvernement. Nous dûmes céder notre forteresse, mais nous nous en retirâmes avec armes et bagages, avec tous les honneurs et la bannière au vent, avec le dernier numéro en rouge, dans lequel nous avions prévenu les ouvriers de Cologne contre les tentatives désespérées du putsch, en leur adressant la formule suivante :

 

« Les rédacteurs de La Nouvelle Gazette rhénane vous remercient, au moment de leur départ, pour votre participation éprouvée. Leur dernier mot sera toujours et partout : émancipation de la classe ouvrière ! »

 

C'est ainsi que finit La Nouvelle Gazette rhénane, peu de semaines avant sa première année d'existence. Pratiquement sans moyens financiers — comme nous l'avons dit, les quelques concours qui lui avaient été assurés se dérobèrent rapidement —, elle réussit à lever son tirage à près de 5 000 dès le mois de septembre. Elle fut suspendue au moment de la proclamation de l'état de siège à Cologne, et dut recommencer à partir de zéro à la mi-octobre. Mais en mai 1849, au moment où elle fut bâillonnée, elle était toute proche de ses 6 000 abonnés, alors que le Journal de Cologne, de son propre aveu, n'en avait pas plus de 9 000. Nul journal allemand, ni avant ni après, n'eut autant de puissance et d'influence et n'a su électriser autant les masses prolétariennes que La Nouvelle Gazette rhénane.

 

Et cela, elle le devait principalement à Marx.

 

Lorsque le coup fut frappé, la rédaction se dispersa. Marx alla à Paris, où la décision était proche et tomba le 13 juin 1849. Wilhelm Wolff occupa son poste au parlement de Francfort — maintenant que l'Assemblée avait à choisir entre sa dissolution par le haut, ou son ralliement à la révolution. Quant à moi, j'allais dans le Palatinat, et devins adjudant dans le corps-franc de Willich 11.


 

 

Phase de la République rouge

 

 

Expulsions d'Engels et Dronke de Belgique

 

 

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Cologne, 13 octobre 1848 12. Un ami, fort bien informé, nous écrit de Bruxelles : « Engels et Dronke ont été arrêtés et conduits à la frontière en voiture cellulaire après qu'il eurent simplement décliné leur nom. Un ouvrier de Cologne, Schmitz, qui aurait été actif lors de la libération de Wachter, a connu le même sort. En effet, la police de Bruxelles détenait une longue liste d'hommes qui s'étaient enfuis de Cologne, de sorte que la police belge était parfaitement informée de la prétendue participation de Schmitz à la libration de Wachter. »

 

Nous demandons au commissaire-directeur de police, M. Geiger, s'il est au courant des expédients utilisés pour confectionner cette liste noire et s'il en connaît les auteurs ?

 

 

Interventions de Marx dans la Société démocratique de

Vienne

 

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Marx estime qu’il est indifférent de savoir qui est ministre, dès lors qu'il s'agit maintenant ici — comme à Paris — de la lutte entre bourgeoisie et prolétariat 13. Son discours était très intelligent, radical et riche d'enseignements…

 

Le docteur Marx parle des ouvriers, surtout allemands de l'étranger, des ateliers nationaux et de la récente révolution ouvrière de Paris. Il estime que les ouvriers allemands peuvent être fiers qu'un grand nombre de leurs compatriotes figurent parmi les déportés. Il parle ensuite des chartistes en Angleterre, et de leur dernière agitation. Avec l'Angleterre, il est possible de réaliser l'émancipation complète des ouvriers d'Europe. Il évoque ensuite la Belgique...

 

Le docteur Marx, rédacteur de La Nouvelle Gazette rhénane, salue la Société et affirme que c'est pour lui un honneur de parler devant une assemblée d'ouvriers à Vienne, comme il l'a fait précédemment à Paris, Londres et Bruxelles.

 

 

Procès contre « La Nouvelle Gazette rhénane »

 

 

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Cologne. 5 décembre 1848 14. Il y a quelques jours, le rédacteur en chef de La Nouvelle Gazette rhénane, Karl Marx, était à nouveau convoqué devant le juge d'instruction. Quatre articles ont poussé le pouvoir central à une plainte en diffamation : l. Schnapphanski ; 2. un article de Breslau sur Lichnowski ; 3. un article où il est question d'un compte rendu « déformant » d'un certain « étrange citoyen » ; 4. la reproduction de la déclaration de trahison contre le peuple prise dans la salle Chez Eiser contre la majorité de Francfort dans le conflit du Schleswig-Holstein 15.

 

La Nouvelle Gazette rhénane attend maintenant avec nostalgie de nouvelles plaintes en diffamation en provenance de Berlin, Pétersbourg, Vienne, Bruxelles et Naples. Le 20 décembre se déroulera le premier procès de La Nouvelle Gazette rhénane contre le Parquet et la Gendarmerie.

 

Nous n'avons pas eu écho jusqu'ici de ce qu'un quelconque Parquet rhénan ait trouvé un quelconque article du Code pénal qui sanctionnerait les grossiers et manifestes actes d'illégalité commis par toutes les autorités rhénanes. « Il faut distinguer » est évidemment la devise favorite du Parquet de Rhénanie.

 

 

Légalité et révolution

 

 

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Nous ne l'avons jamais dissimulé : le terrain sur lequel nous agissons, ce n'est pas le terrain légal, c'est le terrain révolutionnaire. Pour sa part, le gouvernement vient de renoncer à l'hypocrisie du terrain légal. Il s'est ainsi placé sur le terrain révolutionnaire, car le terrain contre-révolutionnaire est, lui aussi, révolutionnaire 16.

 

Aux yeux de la Couronne, la révolution de mars a été un fait brutal 17. Un fait violent ne peut être effacé que par une autre violence. En cassant les récentes élections en vertu de la loi d'avril 1848, le ministre reniait sa propre responsabilité et cassait même le tribunal devant lequel il était responsable. La faculté d'en appeler à l'Assemblée nationale du peuple, il en faisait d'emblée une illusion, une fiction, une duperie. En inventant une première chambre basée sur le cens et faisant partie intégrante de l'Assemblée législative, le ministère déchirait ses propres lois organiques, abandonnait le terrain légal, faussait les élections populaires, déniait au peuple tout jugement sur l’« action salvatrice de la Couronne.

 

Ainsi donc, Messieurs, on ne saurait nier le fait, et nul historien futur ne le niera jamais : la Couronne a fait une révolution, elle a renversé la légalité existante, elle ne peut en appeler aux lois qu'elle-même a abrogées sans vergogne.

 

Si l'on parvient à accomplir jusqu'au bout une révolution, on peut pendre son adversaire, mais non le condamner. À titre d'ennemis vaincus, on peut les éliminer de son chemin, mais on ne peut les juger à titre de criminels 18. En effet, une fois accomplie la révolution ou la contre-révolution, on ne peut appliquer aux défenseurs de ces les lois les lois que l'on a abrogées. C'est la lâche hypocrisie de la légalité que vous, Messieurs, ne sanctionnerez point par votre verdict...

 

À cette occasion, Messieurs, regardons en face ce qu'est en réalité le terrain légal, comme on l'appelle. Je suis d'autant plus obligé d'insister sur ce point que nous passons — et c'est juste — pour des ennemis du terrain légal, et que les lois des 6 et 8 avril ne doivent leur existence qu'à la reconnaissance formelle du terrain légal.

 

La Diète représentait essentiellement la grande propriété foncière. Or, la grande propriété foncière constituait effectivement la base de la société du Moyen Âge, de la société féodale.

 

La société bourgeoise moderne, notre société, repose, à l'inverse, sur l'industrie et le commerce. Quant à la propriété foncière, elle a perdu toutes ses anciennes conditions d'existence et dépend désormais du commerce et de l'industrie. C'est pourquoi l'agriculture est, de nos jours, gérée industriellement, et les anciens seigneurs féodaux sont tombés au niveau des producteurs de bétail, de laine, de blé, de betteraves, d'eau-de-vie, etc., de gens qui, comme n'importe quel autre commerçant, font le trafic de ces produits industriels !

 

Tout attachés qu'ils restent à leurs préjugés, dans la pratique ils se transforment en bourgeois qui produisent le plus possible avec le moins de frais possible, qui achètent le meilleur marché possible pour vendre le plus cher possible. Le mode de vie, de production et de trafic de ces gens inflige donc à lui tout seul un démenti à leurs prétentions surannées pleines de superbe. Pour être l'élément social prédominant, la propriété foncière doit reposer sur le mode de production et d'échange féodal.

 

La Diète nationale représentait ce mode de production et d'échange féodal qui, depuis fort longtemps, avait cessé d'exister, et dont les représentants, si attachés qu'ils soient à leurs anciens privilèges, jouissent tout autant des avantages de la société nouvelle et les exploitent. Or, la nouvelle société bourgeoise, reposant sur de tout autres bases, un mode de production qui avait changé, devait s'emparer également du pouvoir politique ; elle devait nécessairement l'arracher des mains de ceux qui représentaient les intérêts de la société en voie de disparition, un pouvoir politique dont toute l'organisation était issue de conditions sociales matérielles absolument différentes. D'où la révolution.

 

En conséquence, la révolution était dirigée contre la monarchie absolue, synthèse politique suprême de la vieille société, aussi bien que contre la représentation selon le système des états correspondant à un ordre social mis en pièces depuis longtemps par l'industrie moderne, ou tout au plus aux vestiges prétentieux des états décomposés, dépassés chaque jour un peu plus par la société bourgeoise, et refoulés à l'arrière-plan. En vertu de quel principe la Diète nationale, représentant la vieille société, dicte-t-elle les lois à la nouvelle société qui a conquis ses droits dans la révolution ? Grâce à la prétention qu'elle affiche de défendre le terrain légal. Or, Messieurs, qu'entendez-vous donc par le maintien du terrain légal ? Le maintien lois qui font partie d'une époque révolue de la société et ont été faites par les représentants d'intérêts sociaux disparus ou en voie de disparition, autrement dit de lois dressées par ces intérêts contre les besoins généraux actuels.

 

Or, la société ne repose pas sur la loi : c'est une illusion juridique. Elle doit plutôt être l'expression, opposée à l'arbitraire individuel, des intérêts et besoins communs de la société, tels qu'ils découlent du mode matériel de la production existant à chaque fois. Ainsi, le Code Napoléon que je tiens en main n'a pas engendré la société bourgeoise. La société bourgeoise, née au XVIIIe et développée au XIXe siècle, trouve bien plutôt simplement une expression légale dans ce Code. Dès que celui-ci ne correspond plus aux conditions sociales, ce n'est plus qu'un chiffon de papier. Vous ne pouvez faire de vieilles lois le fondement d'une évolution sociale nouvelle, pas plus que ces vieilles lois n'ont créé les anciennes conditions sociales. Issues de ces vieilles conditions sociales, elles doivent disparaître avec elles. Elles changeront nécessairement avec les conditions d'existence changées. Vouloir maintenir les anciennes lois envers et contre les exigences et besoins nouveaux de l'évolution sociale revient, au fond, à maintenir hypocritement des intérêts particuliers inactuels contre l'intérêt général actuel.

 

Défendre le terrain légal, c'est chercher à faire passer ces intérêts particuliers pour les intérêts dominants, alors qu'ils ne prédominent plus ; c'est chercher à imposer à la société des lois condamnées par ses conditions d'existence, par son mode de travail et de distribution, sa production matérielle même ; c'est tenter de maintenir en fonction des législateurs qui ne poursuivent plus que des intérêts particuliers, en abusant du pouvoir politique d'État pour mettre, par la force, les intérêts de la minorité au-dessus des intérêts de la majorité. Elle se met donc, à tout instant, eu contradiction avec les besoins existants, freine le commerce et l'industrie, et prépare les crises sociales qui éclatent en révolutions politiques.

 

 

 

Séance du comité de l'Union ouvrière du 15-1-1849

 

 

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Le citoyen Anneke propose que les prochaines élections fassent ; l'objet de la discussion des séances suivantes 19.

 

Le citoyen Schapper dit que si cela s'était produit il y a environ un mois, nous aurions pu escompter sans doute de bons résultats pour notre parti à nous, mais qu'il était, hélas ! trop tard aujourd'hui pour cela, étant donné que nous n'étions pas encore organisés. Il ne sera donc pas possible à l'Union ouvrière de faire élire ses propres candidats.

 

Le citoyen Marx est également d'avis que l'Union ouvrière, en tant que telle, ne saurait aujourd'hui faire passer ses candidats. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas pour l'heure de réaliser quoi que ce soit sur le plan des principes, mais de faire opposition au gouvernement, à l'absolutisme, au pouvoir féodal. Or, pour cela, il suffit de simples démocrates, de prétendus libéraux, qui eux non plus ne sont pas d'accord, et de loin, avec l'actuel gouvernement. il faut bien prendre la situation telle qu'elle est. Mais comme il importe surtout maintenant de faire une opposition la plus forte possible à l'actuel système absolutiste, le simple bon sens déjà exige que l'on admette qu'il n'est pas possible de réaliser ses propres conceptions et principes lors des élections et que l'on s'accorde avec un autre parti qui fait également de l'opposition, afin que ce ne soit pas notre ennemi commun, la royauté absolue, qui triomphe.

 

En conséquence, on décida de participer au comité électoral général qui devait se former à Cologne après qu'eut été fait le découpage des circonscriptions électorales, afin d'y défendre le principe démocratique général.

 

Pour réaliser une liaison plus étroite entre les ouvriers et les démocrates 20, on nomma les citoyens Schapper et Röser qui participaient aux réunions du comité de la Société démocratique et devaient ensuite rendre compte des résultats de leur action.

 


 

Décisions de l'assemblée générale de l'Union ouvrière le 16-4-1849

 

 

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L'assemblée décide à l'unanimité :

 

l. de quitter la Fédération des sociétés démocratiques d'Allemagne et de s'affilier, au contraire, à la Fédération des Unions ouvrières allemandes, dont le comité central se trouve à Leipzig 21;

 

2. de charger son comité de convoquer un congrès ouvrier général à Leipzig ainsi qu'un congrès provincial de toutes les unions ouvrières de Rhénanie et de Westphalie, dans le but d'une liaison plus étroite du parti social pur ;

 

3. d'envoyer une délégation au congrès des unions ouvrières d'Allemagne qui se tiendra prochainement à Leipzig.

 

 

Réunion du comité, 17-4-1849

 

 

5. À la suite de la décision de l’assemblée générale d'hier, convoquer pour le premier dimanche de mai un congrès des représentants de toutes les unions ouvrières de Rhénanie et de Westphalie 22.

 

Afin d'exécuter cette résolution, le comité nomme un comité de province provisoire de six membres, composé des citoyens K. Marx, W. Wolff, K. Schapper, Anneke, Esser et Otto, et charge celui-ci de lancer une invitation motivée aux unions intéressées...

 

 

Décision de la première filiale de l'Union ouvrière de Cologne 23

 

 

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Proposition

 

Considérant

 

l. que le docteur Gottschalk, dans le journal Freiheit, Arbeit, présente le docteur Karl Marx comme un ami et un partisan du député de Francfort, Franz Raveaux, alors que, dans la réunion du comité du 8 février, le citoyen Marx a clairement expliqué que si, pour l'heure, il appuyait la candidature de Raveaux et de Schneider II, il était loin de partager leurs idées, sur le plan des principes, qu'au contraire le premier avait été attaqué sans ménagements par La Nouvelle Gazette rhénane au cours de la période de sa plus grande gloire, mais qu'en ce moment il ne pouvait être question de démocrates rouges ou rosés, étant donné qu'actuellement il s'agit essentiellement de faire opposition à la monarchie absolue et, dans ce but, de rassembler les démocrates rouges et rosés face aux braillards 24;

 

2. en outre qu'à l'occasion du Congrès démocratique de Francfort le docteur Gottschalk a pris la parole pour déclarer qu'il pouvait utiliser les ouvriers de Cologne aussi bien pour une monarchie rouge que pour une république rouge, présentant donc les ouvriers comme de simples machines qui lui obéissent au doigt et à l'œil ;

 

3. que, dans le journal Freiheit, Arbeit, les attaques portées contre Raveaux ont un caractère tout à fait grossier et mesquin, lui reprochant une maladie organique présentée comme manie ;

 

4. que les autres attaques de ce journal ne se fondent le plus souvent sur aucun élément réel et, ne serait-ce que par leur candeur, ne méritent même pas d'être réfutées, mais n'en dénoncent pas moins la haine et la rancœur vulgaires ainsi que le caractère vil et sournois de leurs auteurs ;

 

5. qu'après sa libération de prison le docteur Gottschalk a combiné un plan dirigé contre plusieurs membres de l’Union ouvrière en vue de réorganiser l'Union ouvrière et, dans ce but, s'est octroyé à lui-même le poste de président après s'être mis à la tête d'un comité de cinq membres, ce qui dénonce une mentalité despotique heurtant les principes démocratiques les plus élémentaires ;

 

6. que cette nouvelle organisation tournait le dos au parti des prolétaires proprement dits pour se jeter dans les bras des petits-bourgeois, étant donné qu'il était prévu d'augmenter la cotisation mensuelle de chaque membre à 5 sous d'argent ;

 

7. que le docteur Gottschalk a tenté simultanément d'opérer des changements dans le journal de l'Union, à la suite de quoi celui-ci a cessé de paraître pendant quinze jours, et qu'il n'avait pas reçu de l'Union le moindre pouvoir, ni même n'en avait simplement informé, de quelque façon que ce soit, celle-ci ou son comité. Tout cela constitue manifestement une intervention abusive dans les règles de l'Union, intervention que rien ne peut justifier et qui ne saurait être excusée par la nécessité ou des raisons urgentes, voire le départ consécutif du docteur Gottschalk ;

 

8. qu'après sa libération le docteur Gottschalk, au lieu de combler les attentes des ouvriers de Cologne en continuant comme auparavant son activité dans le sens du progrès, est parti, à la stupeur générale, sans même leur adresser un seul mot d’adieu ou de remerciement pour leur persévérance et leur fidélité ;

 

9. que le docteur Gottschalk, par égards exagérés pour sa propre personne, s’est exilé et a lancé une proclamation de Bruxelles qui ne pouvait être rien d'autre qu'une déclaration tentant de justifier son attitude : lui, le républicain, se référant à sa propre personne, y parle « du juge toujours suprême du pays » ou « de la voix du peuple », autrement dit il considère que le juge suprême n'est pas la voix populaire universelle, à moins que son expression de juge suprême vise le roi, ce qui le placerait directement dans le camp des légitimistes et monarchistes ; qu'en outre, dans sa déclaration il exprime son mépris pour le peuple, en supposant que celui-ci en tant que juge suprême, voix du peuple, puisse aliéner ses pouvoirs à quelqu'un qui puisse jouer le rôle mesquin de porteur d'épaulettes, alors que lui-même cherche à se ménager une issue, tant auprès du roi que du peuple ; 10. que le docteur Gottschalk, pressé par l'Union ouvrière d'expliquer ou de commenter ce qu'il entendait par « le juge toujours suprême » dans sa prétendue déclaration, n'a pas jugé bon de lui faire la moindre réponse ; 11. que, sans y avoir été appelé par qui que ce soit, le docteur Gottschalk est ensuite retourné en Allemagne, par quoi toute l'affaire de son expatriation a crevé comme une simple bulle et peut être considérée comme simple manœuvre électorale ratée (ses frères et ses amis ayant été très actifs pour le faire élire à Berlin),

 

la première filiale de l'Union ouvrière de Cologne déclare : qu'elle n'approuve en aucune façon le comportement du docteur Gottschalk après son acquittement par le tribunal des jurés de Cologne ; en outre, rejette avec fermeté et indignation la prétention émise par Gottschalk d'abuser de l'Union ouvrière dans l'intérêt de la monarchie rouge ou de se laisser fourvoyer par de sournoises attaques personnelles contre certains, ou de se laisser octroyer un président avec un comité d'hommes de paille, ou de chercher son salut dans un exil volontaire qui invoque la grâce du roi en même temps que du peuple, ou de se laisser traiter comme un gamin par un individu quel qu'il soit.

 

 

Décisions de l'assemblée générale du 23-4-1849

 

 

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l. L'assemblée générale se réunira dorénavant chaque mercredi.

 

2. Le conseil provisoire élu par le comité en vue de la tenue d'un congrès des unions ouvrières de Rhénanie et de Westphalie à Cologne, et composé de Karl Marx, K. Schapper, W. Wolff, F. Anneke, Esser et Otto, se trouve confirmé.

 

 

Convocation du congrès des unions ouvrières

 

 

 

 

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Un certain nombre d'adhérents ont quitté dernièrement le comité d'arrondissement des sociétés démocratiques de la Rhénanie, et en même temps l'Union ouvrière de Cologne a déclaré quitter la Fédération des sociétés démocratiques rhénanes 25. Cette démarche a été faite dans la conviction qu'étant donné la disparité des éléments de ces sociétés, on ne pouvait en attendre que peu de chose pour l'intérêt des classes laborieuses ou de la grande masse du peuple.

 

C'est pourquoi une ferme organisation d'éléments semblables, une puissante collaboration de toutes les unions ouvrières, apparaît tout à fait urgente.

 

Dans ce but, l'Union ouvrière locale a estimé nécessaire, comme première mesure, la formation d'un comité. provisoire de toutes les unions ouvrières de Rhénanie et de Westphalie, et a nommé comme membres de celui-ci les signataires de la présente déclaration avec mission de prendre toutes mesures appropriées pour atteindre le but indiqué.

Le comité provisoire invite toutes les unions ouvrières et autres qui, sans avoir porté jusqu'ici cette étiquette, se réclament néanmoins avec fermeté des principes de la démocratie sociale, afin qu'elles envoient un délégué au congrès provincial, le premier dimanche du mois prochain (6 mai).

 

Les sujets à l'ordre du jour sont :

 

l. organisation des unions ouvrières de la Rhénanie et de la Westphalie ;

 

2. élections des délégués au congrès général de toutes les unions ouvrières allemandes, qui se tiendra au mois de juin à Leipzig ;

 

3. discussion et fixation des propositions que les délégués porteront devant le Congrès de Leipzig.

 

Les délégués élus pour le pré-congrès de Cologne sont invités à se faire connaître, pourvus de leurs pleins pouvoirs, au plus tard le 6 mai, vers 10 heures du matin chez Simon, Café Kranz, sur le Vieux Marché.

 

Cologne, le 24 avril 1849

 

K. MARX (absent), W. WOLFF, K. -SCHAPPER, F. ANNEKE, C. J. ESSER, OTTO

 

P. S. On est prié d'envoyer les informations par lettres à l'adresse de Karl Schapper, président de l'Union ouvrière, Unter Hutmacher no 17.

 

 

Les journalistes de « La Nouvelle Gazette rhénane »

 

 

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Cologne, 19 mai 26. Voici ce qui est arrivé aux différents journalistes de La Nouvelle Gazette rhénane : F. Engels est sous le coup d'une inculpation pour l'intervention qu'il a faite à Elberfeld ; n'étant pas prussiens, Marx, Dronke et Weerth doivent quitter les États de ce côté-ci [du Rhin] ; n'ayant pas rempli ses obligations militaires, F. Wolff est sous le coup de poursuites judiciaires, tout comme W. Wolff, pour les délits politiques qui auraient eu lieu autrefois dans les vieilles provinces 27. La Cour de justice a rejeté aujourd'hui la demande de mise en liberté sous caution de Korff.



*    L’une des conditions préalables à la révolution bolchevique de 1917 fut la restauration de marxisme révolutionnaire pas Lénine face au révisionnisme international : ce n’est donc pas par hasard si c’est dans le Moscou révolutionnaire qu’a commencé la publication des œuvres complètes de Marx-Engels (MEGA) et aussi si elle fut interrompue vers les années 1930, lorsque la contre-révolution stalinienne l’eut emporté, étant alors poursuivie par une édition populaire, c’est-à-dire mutilée.

      On nous promet aujourd’hui pour… l’an 2000 une édition complète, préparée par les instituts de Berlin et de Moscou. Elle comprendrait près de cent volumes, soit environ le double de l’actuelle édition populaire, mais « elle ne sera terminée que dans 25 ou 30 ans », cf. l’Humanité, 5-5-1972 (« Les Éditions de Marx-Engels en France »). On repousse ainsi aux calendes grecques la possibilité de connaître enfin l’œuvre de Marx-Engels, sans cesser pour autant de revendiquer l’héritage des grands classiques. Pour justifier ce retard, on argue de difficultés « scientifiques » de préparation d’une telle édition complète — ce, au pays des réalisations « socialistes » et des spoutniks !

*    Certes, on préfère — et c'est plus populaire, plus dans le vent et, en apparence, plus révolutionnaire — parler de théorie de la violence marxiste. Mais il faut être net, car, dans ce domaine, les réalités sont terribles et les illusions énormes : la violence doit être organisée, il faut affronter l'adversaire armé, et, étant l'État de la dictature du prolétariat, elle devra être institutionnalisée (temporairement), donc militaire. Cf. Écrits militaires, Éditions de l’Herne, 1970, tome I, 661 p.

[1]    Comme la forme salariée se noue d'abord dans la circulation, la catégorie des salariés est plus large que celle des ouvriers, des travailleurs productifs ou des prolétaires conscients et organisés. De fait, certaines catégories de salariés n'ont rien à voir avec la classe prolétaire. Pour déterminer celle-ci, il faut faire appel à des éléments complémentaires, tirés de la production, de la politique et même de la conscience, notamment à l'organe du parti, essentiel dans la conception des classes de Marx-Engels.

[2]    Marx analyse la liaison entre classe prolétarienne et procès de production au sein de la base économique dans Un chapitre inédit du « Capital » (10/18. Paris. 1971). Il commence par la genèse du travail salarié à partir du procès de circulation (cf. Vente et achat de la force de travail sur le marché, p. 162-170), puis il étudie le rapport entre capital et force de travail salare au sein du procès de production (p. 170-185), pour conclure que ce procès bouleverse non seulement les structures de la société, mais encore le procès de production lui-même, celui-ci étant historiquement caractérisé, d'abord, par la prédominance du travail vivant sur le travail mort (p. 191-199) ; à la suite d'une production constante de plus-value (surproduction de capital), l'antagonisme se crée entre les rapports sociaux de production bourgeois (privés, mercantiles) et la production des ouvriers sous forme sociale, associée, rationnelle, scientifique (p. 199-223). Enfin, Marx définît les porteurs de la future société collectiviste, les travailleurs productifs (de plus-value sous le régime capitaliste), en opposition aux travailleurs improductifs, voire antisociaux, nuisibles, parasitaires (p. 224-240). Ainsi le prolétariat se définit d'abord du point de vue économique dans la base productive.

[3]    Pour la période allant de 1842 à 1845, nous n'avons pas repris, dans ce recueil sur le parti en général, les écrits se rapportant plus particulièrement à des mouvements locaux — ceux, par exemple, sur le mouvement ouvrier d'Angleterre et des pays du continent, l'agitation    socialiste, les actions de grève ou émeutes, etc. Pour ne citer que les articles d'Engels de la   période de 1842 à 1845 : « Les Crises Intérieures » [anglaises], 9-12-1842 ; « Position du parti politique», 24-12-1842 ; « Situation de la classe ouvrière en Angleterre », 25-12-1842 ; « Lettres de Londres », 16 et 23-5-1843, 9 et 27-6-1843 ; « Progrès de la réforme sociale sur le continent » [en France, Allemagne et Suisse]. 4-11-1843 ; « Mouvements sur le continent », 3-2-1843 ; « La Situation de l'Angleterre : Past and Present de Thomas Carlyle », 1844 ; « La Situation anglaise », 31-8-1844 ; « Le Socialisme sur le continent », 5-10-1844 ; « Rapide Progrès du communisme en Allemagne », 13-12-1844, 8-3-1845  et 10-5-1845 ; « Description de colonies communistes surgies à l'époque moderne et subsistant encore », 1845 ; « Deux discours à Elberfeld » [sur le même thème], 8 et 15-2-1845 ; « La Récente Tuerie de Leipzig — le mouvement ouvrier allemand », 13-9-1845 ; « La Condamnation des charpentiers parisiens », 20-8-1845 ; « Conditions allemandes », 25-10-1845 et 8-11-1845 ; « Histoire des lois céréalières anglaises » [qui fournit le cadre de l'action du parti chartiste dans la question       du libre-échange et de la politique à adopter vis-à-vis des autres classes anglaises], décembre 1845. Un grand nombre de ces articles sont traduits en français dans marx-engels, Écrits militaires, éd. de l'Herne (recueil parallèle et complémentaire à celui sur le parti révolutionnaire, en ce qu'Il ajoute au niveau des luttes politiques celui de l'emploi de la violence de classe).

[4]    Les recueils sur le mouvement ouvrier français et la social-démocratie allemande sont en préparation.

[5]    Ainsi Marx-Engels définissent la classe bourgeoise par ses traits les plus caractéristiques : « A mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer ont pris de l’essor, la bourgeoisie s’est épanouie, multipliant ses capitaux et refoulant à 1’arrière-plan tontes les classes léguées par le Moyen Age [telle est sa base économique : puissance monétaire mercantile et Industrielle]. « Nous voyons donc que la bourgeoisie moderne est elle-même le produit d’un long développement, de toute une série de révolutions survenues dans les Modes de production et d’échange. « Chaque étape de l’évolution parcourue par la bourgeoisie s’est accompagnée d’un progrès politique correspondant. État ou ordre opprimé par la  domination des seigneurs féodaux; association en armes s’administrant elle-même dans les communes médiévales ; ici, république urbaine autonome, là, tiers état talllable par la monarchie ; puis, à  l’époque de la manufacture, contrepoids de la noblesse vis-à-vis de la monarchie féodale ou absolue ; soutien principal des grandes monarchies en général. La bourgeoisie a enfin réussi à conquérir de haute lutte le pouvoir politique exclusif dans l’État représentatif moderne : la grande Industrie et le marché mondial lui y avalent frayé le chemin. Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise. » (Manifeste du parti communiste, chap. « Bourgeois et prolétaires ».)

 

[6]    marx, Fondements de la critique de l’économie politique, éd. 10/18, t. Il, p. 313.

 

[7]    Marx, Misère de la philosophie, Éd. sociales, 1946, p. 134. Arrivé à ce point de la maturation de ce corps ou organisme que constituent les prolétaires, on passe de la prépondérance des facteurs économiques à celle des facteurs politiques pour la détermination de la classe.

[8]    C’est, ni plus ni moins, l’élaboration par le prolétariat des conditions matérielles, économiques, du socialisme : « Les hommes se construisent un monde nouveau [...] avec des conquêtes historiques qui ébranlent le monde dans lequel ils vivent. Il leur faut, au cours de l’évolution, commencer par produire eux-mêmes les conditions matérielles d’une nouvelle société, et nul effort de l’esprit ni de la volonté ne peut les soustraire à cette destinée, » (MARX, « La Critique moralisante et la morale critisante », Deutsche Brüsseler Zeitung, 11-11-1847.) Toutes les théories récentes sur les nouveaux types de classes ou de sociétés inconnues de Marx-Engels— société des managers, classe et société bureautiques, etc. —, avec les innombrables variantes ; fonctions nouvelles des couches intellectuelles et techniciennes etc., échouent sur cet écueil, simple, mais essentiel : pour être porteuse d’une forme de société ou de rapports de production nouveaux, il faut une classe jouant un rôle fondamental et décisif dans la production, et non des improductifs, voire des parasites.

[9]    Engels fait l’historique de ce passage au parti politique dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (Éd. sociales, 1961, p. 283-292), et Marx le théorise dans les dernières pages de Misère de la philosophie (Éd. sociales, 1946, p. 129-136) au chapitre des « Grèves et coalitions des ouvriers ». Le mouvement est indissolublement lié: « La formation de ces grèves, coalitions et syndicats marcha simultanément avec les luttes politiques des ouvriers qui constituent maintenant un grand parti politique sous le nom de chartistes. » (P. 134.) Dans sa lettre à Boîte (23-11-1871), Marx définît le moment où la lutte ouvrière devient politique : « Pour devenir politique, un mouvement doit opposer aux classes dominantes les ouvriers agissant en tant que classe pour les faire céder au moyen d’une pression de l’extérieur. Ainsi l’agitation est purement économique lorsque les ouvriers tentent, par le moyen de grèves, etc., clans une seule usine ou même dans une seule branche d’industrie, d’obtenir des capitalistes privés une réduction du temps de travail ; en revanche, elle est politique lorsqu’ils arrachent de force une loi fixant à huit heures la journée de travail, etc. De tous les mouvements économiques isolés des ouvriers [qui sont donc nécessaires, étant le prélude et la condition du mouvement plus général] se développe partout un mouvement politique, autrement dit un mouvement de classe, en. vue de réaliser ses intérêts sous une forme générale qui ait force de contrainte pour la société entière. Ces mouvements supposent une certaine organisation préalable en même temps qu’ils sont à leur tour un moyen de développer cette organisation. »

[10]   Sur ce point comme sur tant d’autres, Marx n’a pas « Inventé » la formule selon laquelle le prolétariat se constitue en classe en s’organisant en parti, puisqu’on la trouve déjà chez la communiste utopiste française Flora Tristan qu’Engels défend contre les attaques d’Edgar Bauer dans La Sainte famille, chap. IV, 1 : « L’Union ouvrière de Flora Tristan », Éd. sociales, p. 27-29, Cependant, toute la différence entre Flora Tristan et Marx est que, pour la première, ce n’est qu’une formule politique de rassemblement, tandis que, pour le second, c’est un mouvement s’intégrant dans un système économique. politique et social, qui à son tour s’en trouve fondamentalement modifié au cours d’une révolution historique complexe. L’extrait suivant d’un tract rédigé par Flora Tristan montre, de par lui-même, la portée aussi bien que les limites de sa formule : « 1. Constituer la classe ouvrière au moyen d’une union compacte, solide et indissoluble ; 2. Faire représenter la classe ouvrière devant la nation par son défenseur choisi par l’Union ouvrière et salarié par elle, afin qu’il soit bien constaté que cette classe a son droit d’être, et que les autres classes l’acceptent ; 3. Réclamer, au nom du droit, contre les empiétements et les privilèges ; 4. Faire reconnaître la légitimité de la propriété des bras (en France, 25 millions de prolétaires n’ont pour toute propriété que leurs bras) ; 5. Faire reconnaître la légitimité du droit au travail pour tous et pour toutes ; 6. Examiner la possibilité d’organiser le travail dans l’état social actuel, etc. »

[11]   Cf. MARX-ENGELS Le Syndicalisme. Petite Collection Maspero,  Paris, 1972, vol. l, chap. VI : « Critique des limites syndicales », p. 171-216. Ce recueil de textes consacrés aux revendications et à l'organisation du prolétariat en syndicats rend compte de la phase économique de constitution du prolétariat en classe. Il forme donc une sorte de base ou d'introduction aux textes de Marx-Engels sur le parti proprement dit.

[12]   Manifeste du parti communiste (1848), chap. « Prolétaires et communistes ».

 

[13]   marx, « Deuxième ébauche de La Guerre civile en France », in MARX-ENGELS, La Commune de 1871, 10/18, p. 151.

[14]   Cf. Engels à G. Trier, 18 décembre 1889.

[15]   Cet article fut Incorporé aux Statuts par décision du Congrès de La Haye (septembre 1872) : Il résume le contenu de la résolution de la Conférence de Londres de l'année précédente.

[16]   MARX-ENGELS, La Sainte Famille, chap. IV, § 2. Cf. Werke, 2, p. 38.

[17]   MARX,  « La Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel », Introduction, Oeuvres philosophiques, t. l, p. 105. Dans une formule lapidaire, Marx met encore les points sur les i : « En annonçant la dissolution de l'ordre social tel qu'il existe jusqu'à ce jour, le prolétariat ne fait qu'exprimer le secret de sa propre existence, car il est la dissolution en acte de cet ordre du monde. » (Ibid.) Dans le Manifeste, Marx-Engels évoquent le processus par lequel les autres classes de la société sont dissoutes par l'Industrie capitaliste. Les paysans parcellaires, les artisans, les petits bourgeois, voire les capitalistes petits et grands, tombant dans le prolétariat, seule classe désormais véritablement révolutionnaire.

[18]   Manifeste, chap. « Prolétaires et communistes »

[19]   Cf.  marx, Misère de la philosophie, chap. II, « La Méthode », 7e observation, Éd. sociales, p. 97-100. En conclusion du volume Marx dit expressément « Dans la bourgeoisie, nous avons deux phases à distinguer : celle pendant laquelle elle se constitua en  classe sous le régime de la féodalité et de la monarchie absolue, et celle où, déjà constituée en classe, elle renversa la féodalité et la monarchie, pour faire de la société une société bourgeoise [se constituant dès lors en classe dominante] La première de ces phases fut la plus longue et nécessita les plus grands efforts. Elle aussi avait commencé par des coalitions partielles contre les seigneurs féodaux  : on a fait bien des recherches pour retracer les différentes phases historiques que la bourgeoisie a parcourues, depuis la commune jusqu'à sa constitution comme classe. » (P, 135.)

[20]   engels, « La Guerre civile suisse », Deutsche Brüsseler Zeitung, 14-11-1847. 21. marx, Misère de la philosophie, Éd. sociales, p. 135.

[21]   marx, Misère de la philosophie, Éd. sociales, p. 135.

[22]   La finalité du mouvement prolétarien détermine, dès à présent, les caractéristiques principales de la lutte et le processus de la révolution, comme Engels l'indique dans son introduction aux Luttes de classes en France : « Toutes les révolutions ont abouti jusqu'à présent à 1'évincement de la domination d'une classe déterminée par celle d'une autre, mais toutes les classes qui ont régné jusqu'ici n'étaient que de petites minorités en face des masses opprimées du peuple. Une minorité dominante était ainsi renversée par une autre minorité qui s'emparait du pouvoir d'État à sa place et modelait les institutions étatiques conformément à ses intérêts. À chaque fois, c'est le niveau du développement économique qui désigne tel groupe minoritaire et le rend capable de dominer, et c'est uniquement pour cela qu'à chaque révolution la majorité opprimée ou bien participait à celle-ci au profit de la minorité, ou bien se laissait tranquillement imposer ce processus. Or donc, si nous faisons abstraction du contenu concret de chacune de ces révolutions, la forme commune en était d'être des révolutions de minorités. Même lorsque la majorité y collaborait, elle ne le faisait — consciemment ou non — qu'au service de la minorité ; mais par là, et déjà aussi du fait de l'attitude passive et sans résistance de. la majorité, la minorité avait l'air d'être le représentant de tout le peuple. » Évoquant, par opposition, la révolution prolétarienne en analysant les révolutions de 1848 et de 1871, Engels poursuit : « II ne s'agissait pas ici de faux-semblants, mais de la réalisation des intérêts les plus propres à la grande majorité qui, aux yeux de la grande majorité, n'étaient certes pas du tout clairs [en 1848 notamment], mais devaient devenir de plus en plus évidents, au point d'arracher la conviction, au cours de leur réalisation pratique. » (Werke, 22, p. 513-514.)

 

[23]   marx, article du Vorwärts, 7-8-1844, contre Ruge, intitulé : « Notes critiques relatives à l'article Le Roi de Prusse et la Réforme sociale. Par un Prussien ».

 

[24] Le fouet utilisé par le Christ au temple contre les marchands a sans doute montré que le dieu était un homme au cœur farouchement bardé, mais il n'en a pas fait pour autant un homme d'argent comme ceux au contact desquels il se « salissait » les mains. L'affirmation selon laquelle la violence discrédite une cause et la ravale au niveau de celle qu'elle combat est une pure et simple mystification basée sur un faux raisonnement d'identification. Ce serait bien plutôt l'absence de réaction qui serait une approbation, une identification.

[25] Toute la Conférence de Londres de la Ire Internationale du 17 au 23 septembre 1871 tournera autour de l'action politique que la classe ouvrière doit mener. Nous reproduisons amplement les textes sur cette question à leur place dans la succession chronologique.

[26] Interview de Marx au correspondant du journal In Woodhull and Claflin's Weekly, 12-8-1781.

[27]   Marx à Arnold Ruge, septembre 1843, Annales franco-allemandes

[28]   Marx fait allusion au parti libéral ou démocrate bourgeois qui revendique le système représentatif en opposition au système des trois ordres ou états de la monarchie absolue féodale.

      Au moment où le parti de classe bourgeois conquiert le pouvoir politique. Il se dissout dans l'État, « Sa victoire est en même temps sa perte. » Par la suite donc, les partis politiques bourgeois ne sont plus, en somme, que des prolongements ou appendices de l'État bourgeois dominant, et • ils ne représentent plus que des fractions d'intérêts (la bourgeoisie marchande ou financière, industrielle ou «agrarienne, etc.) ou un parti d'opposition qui tend à devenir gouvernemental. Comme on le verra, cette évolution ne s'applique pas au parti de classe du prolétariat qui doit tout d'abord unifier et centraliser le « mouvement de toute la classe, puis émanciper tout le prolétariat en même temps que l'humanité entière. En ce sens, il (dépasse l'état de la dictature du prolétariat, local, contingent et transitoire.

[29]   Cf. l'article du Vorwärts déjà mentionné.

[30]   Le mot « déjà » ne figure pas dans la traduction française de La Guerre civile en France, 1871, Éd. sociale, 1953, p. 46. Nous l'avons repris de la traduction allemande d'Engel, pour bien marquer l'existence réelle, immédiate, de la société communiste dans les entrailles de la vieille société capitaliste, qu'il s'agit par un acte politique non pas de construire (selon le jargon de Staline) mais de libérer par la force, d'accoucher, selon l'expression de Marx dans Le Capital.

[31]   MARX, Quatrième rapport annuel au Conseil général de l'A. I. T., 1-9-1868.

[32]   Cf. engels, La Nouvelle Gazette rhénane — Revue, IV, 1850, p. 58.

[33]   Extrait de la Circulaire à toutes les fédérations de l'Association des travailleurs, préparée par le Congrès de Sonvilier (novembre 1871) de la fédération bakouninienne du Jura suisse, contre les décisions de la Conférence de Londres de l'A.I. T. sur la nécessité de l'action politique de la classe ouvrière. Reproduit dans l'article d'Engels intitulé « Le Congrès de Sonvilier et l'Internationale ».

[34]   Aux yeux de Marx, le point de départ de tout mouvement ouvrier sérieux est : « Agitation pour une liberté entière, réglementation de la Journée de travail [intervention despotique du pouvoir politique dans les rapports de production, d'abord dans le cadre capitaliste, sous la pression économique et politique des ouvriers] et coopération internationale systématique de la classe ouvrière en vue de la grande tâche historique qu'elle doit résoudre pour toute la société. » (Au président et au comité central  de  l'Association générale  des ouvriers  allemands, 28-8-1868.).

[35]   MARX, préface de la première édition du Capital, 25-7-1867. (Éd. sociales, 1950, p. 19-20.)

[36]   Engels rappliqua, par exemple, lorsqu'il modifia les statuts de la Ligue des communistes de 1847 pour éliminer les éléments utopistes. Dans la situation donnée. II fit converger toutes les revendications et conditions d'admission vers le but énoncé dans l'article premier, qui constitue une sorte de préambule ou considérant : la société communiste.

[37]   Engels à E. Bernstein, ler janvier 1894.

 

[38]   La plupart des lettres envoyées par Marx-Engels à des membres de la Commune, afin de leur donner des directives ou des conseils, ont été perdues dans le feu de l'action ou par la négligence de ceux dont la tâche est de veiller à la conservation du patrimoine qui synthétise l'expérience du parti historique. La lettre de Marx à Kugelmann du 12 avril 1871 témoigne de ce que ces conseils s'étendent jusqu'à l'action militaire, qui en l'occurrence sont essentiels : « Si les communards succombent, la faute en sera uniquement à leur « magnanimité ». II eût fallu marcher aussitôt sur Versailles, après que Vinoy d'abord, les éléments réactionnaires de la Garde nationale parisienne ensuite, eurent eux-mêmes laissé le champ libre. On laissa passer le moment propice par scrupule de conscience : on ne voulait pas déclencher la guerre civile [prendre l'initiative de la violence], comme si le méchant avorton de Thiers ne l'avait pas déjà déclenchée lorsqu'il tenta de désarmer Paris ! Deuxième faute : le Comité central abandonna trop tôt le pouvoir en cédant la place à la Commune. » (MARX-ENGELS, La Commune de Paris de 1871, 10/18, p. 128-129.)

[39]   Répondant à Kugelmann qui estimait que les « hasards de la lutte » avaient décidé de la défaite de la Commune, Marx rétorquait en expliquant ces hasards : « II serait évidemment fort commode de faire l'histoire du monde, si l'on n'engageait le combat qu'avec des chances infailliblement favorables [on ne heurte donc pas le déterminisme en admettant qu'on lutte même quand la victoire n'est pas assurée]. Au reste, elle serait de nature très mystique si les « hasards » n'y jouaient aucun rôle. Ces « hasards » eux-mêmes font naturellement partie du cours général de l'évolution [par exemple, l'immaturité politiques et organisationnelle des masses} et se trouvent compensés par d'autres «hasards ». Or, l'accélération  ou le ralentissement de l'évolution (problème essentiel de la révolution] sont très dépendants de tels « hasards », parmi lesquels figurent  le « hasard » du caractère des gens qui se trouve d'abord à la tête du mouvement. Pour cette fois il ,ne faut pas rechercher le plus décisif des « hasards » défavorables dans les conditions générales de la société française, mais dans la présence des Prussiens en France [qui renversèrent l'État bonapartiste, créant un vide politique] et dans le fait qu'ils encerclèrent étroite-ment Paris [empêchant la province et les campagnes de participer à la lutte révolutionnaire].» (Ibid., p. 129-130, Marx à Kugelmann, 17-4-1871.)

[40]   Cf. Engels à Karl Kautsky, 4 septembre 1892.

 

[41]   Cf. Marx à J.B. von Schweitzer, 13 février 1865.

[42]   marx-engels, L’Idéologie allemande. Éd. sociales, Paris, 1968, p. 64.

 

[43]   ENGELS, « the Times on German Communism », The Moral World, 20-1-1844.

[44]   Marx expose cette conclusion dans la Critique du pro-gramme ouvrier de Gotha (1875).

[45]   Certains ont utilisé la formule de Marx : « En tout cas, tout ce que je sais, c'est que je ne suis pas marxiste », pour flétrir tous les partisans en faisant appel à l'autorité de Marx lui-même, comme si celui-ci avait œuvré pour que personne ne soit influencé ou formé par ses écrits — ce qui est proprement absurde. En fait, Marx n'entendait pas exprimer ses propres pensées inventées ou créées par lui, mais la théorie de la classe prolétarienne au sens où le Manifeste dit que : « Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur les idées, des principes inventés ou découverts par tel ou réformateur du monde. Elles ne font qu'exprimer, en termes généraux les conditions réelles d'une lutte de classes qui existe, d'un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. » II dit lui- même dans une lettre à H. Hyndman : « Dans un programme départi, il faudrait éviter tout ce qui pourrait laisser conclure à une claire dépendance vis-à-vis d'auteurs ou d'ouvrages d'individu ». (2-7-1881.) Il saute aux yeux que l'adversaire de classe a intérêt à faire passer l'œuvre de Marx-Engels dans le domaine privé afin d'éviter que leur théorie ne passe clairement et nettement pour la théorie communiste du prolétariat de tous les pays et de toutes les générations successives, unissant celui-ci en un seul programme révolutionnaire, synthèse de toutes les luttes du passé présent et futur vers un seul but : le renversement de la classe bourgeoise et l'instauration de la dictature internationale du prolétariat qui ouvre la voie au communisme mondial, réalisation du parti, qui exprime les rapports communautaires créés par le prolétariat.

[46]   Dans un article de commentaire de l'œuvre économique de Marx, Engels présente celle-ci comme étant « conçue par le parti prolétarien allemand » (Das Volk, 6-8-1859). Dans Die Zukunft du 11 août 1869, il écrit à propos du Capital : « Cet ouvrage contient le résultat des études de toute une vie. C'est l'économie politique de la classe laborieuse réduite à son expression scientifique.

      Marx lui-même considérait Le Capital comme une véritable arme de guerre : « C'est certainement le plus terrible missile qui ait encore jamais été lancé à la face des bourgeois (y compris les propriétaires fonciers). » (Marx à J.-B. Becker, 17 avril 1867.) À propos de la signification du Capital, cf.  la préface à Un chapitre inédit du « Capital », p. 7-69.

      En fait Le Capital est la démonstration du caractère éminemment transitoire de la forme de production capitaliste, c'est sa nécrologie, non l'étude de la vie et du fonctionnement du capital.

 

[47]   MARX, « Le Communisme et La Gazette générale d'Augsburg », In Rheinische Zeitung, 16-10-1842.

[48]   Dans les Manuscrits parisiens de 1844, dits philosophiques, Marx expliquait déjà que la pensée est un acte social de par la matière de la pensée, la méthode du penser, etc. La propriété privée qui précède le mode capitaliste, et l'imprègne plus que tout autre, mystifie tous ces rapports « en mettant la tête devant ».

[49]   Cf. Engels à Bernstein, 14 mars 1883.

[50]   Cf. Engels à Sorge, 15 mars 1883.

[51]   Tout ce long passage est extrait de « Lénine sur le chemin de la révolution », écrit à l'occasion de la mort de l'éminent chef bolchevique, Programme communiste, no 12, 1960, p. 28-31.

[52]   Cf. Marx à Engels, 18 mai 1859.

[53]   Blanqui, déjà, disait qu'en politique on n'a pas le droit de se tromper ( se tromper quand on dirige c'est trahir), et Engels écrivait, lui, dans an sens beaucoup plus général que « toute erreur commise, toute défaite subie, est une conséquence nécessaire de conceptions théoriques erronées dans le programme fondamental » (à F. Kelley-Wischnewetzsky, 28 décembre 1886). Le programme serait une abstraction s'il n'exprimait une tendance générale des événements vers la ruine du capitalisme sur quoi se greffe l'intervention révolutionnaire du prolétariat.

[54]   Cf. Dialogue avec les morts, éd. Programma Communista, Paris, 1957, p. 131-135. En ce qui concerne l'évolution des phases économiques dans les divers grands pays du monde, cf. ibid., 127.

      Le fait que le révolutionnaire voit la révolution plus proche qu'elle ne l'est n'a rien de grave ; les marxistes l'ont attendue bien des fois en vain  : en 1848,1871, 1919, et même, dans certaines visions déformées, en 1945. Ce  qui est grave, en revanche, c'est l'attitude de l'opportunisme qui n'a aucune vision précise du cours historique qui mène à la révolution et pour lequel la révolution et l'instauration du communisme ne sont qu'un but lointain irréel, une parole, un idéal sans lien avec le présent.

      Quoi qu'il en soit, prévoir l'éclatement d'une crise à tel ou tel moment historique n'implique pas que révolution qui peut s'ensuivre triomphera, mais que les conditions d'une intervention révolutionnaire du prolétariat s'offrent à l'action.

[55]   Le décalage entre superstructures politiques et base économique joue également dans l'espace. L'expérience historique a montré — et Marx l'a noté à plusieurs reprises (lettre à Engels, 13 février 1863) — que la révolution n'éclate pas en premier dans le pays où le capitalisme est le plus développé : en Occident, puisque c'est là où il est le plus fort, la métropole du capital exploitant tous les autres pays par les méthodes impérialistes (violence colonialiste, exportation de capitaux, échanges inégaux sur le marché mondial, etc.) et disposant donc de réserves supérieures pour corrompre son prolétariat et résister à l'assaut prolétarien. Elle éclate bien plutôt au maillon le plus faible dans les pays de développement productif moindre, à l'Est (au milieu du siècle dernier, la France par rapport à l'Angleterre, puis l'Allemagne par rapport à l'Angleterre et la France, et la Russie par rapport à l'Europe occidentale, comme le prévit Marx dans la préface russe de 1882 du Manifeste. Cf. aussi MARX-ENGELS, La Chine, 10/18, Paris, 1973.

      Le marxisme est théorie de la révolution (période où éclate la crise économique et politique) aussi bien que de la contre-révolution (période d'essor général de la production en même temps que de reflux de la vague révolutionnaire). Le travail théorique de taupe de Marx-Engels (ou de restauration du marxisme et de polémique de Lénine) au cours des longues périodes contre-révolutionnaires coïncide avec le développement des forces  productives  au  sein de  la base  économique  :  la jonction  du  travail  théorique  de  préparation  avec  l'activité révolutionnaire des masses se fait aux périodes qui précèdent la  crise, mais  jamais  l'activité de parti ne se  relâche.  Il  n'y a jamais rupture de continuité chez Marx-Engels, comme il n'y a pas la moindre discordance entre le Lénine rigide et implacable des années de discussion et de préparation, et celui des multiples  réalisations  révolutionnaires.

[56]   On ne peut dire pour autant qu'elles ne pouvaient être véritablement communistes, puisqu'elles orientaient tous leurs efforts vers le but du communisme. Ce but est — rétrospectivement — d'autant plus éloigné d'elles que le prolétariat a été lourdement défait à plusieurs reprises. Cependant, les occasions — certes plus fugaces — alors de se lancer à l'assaut du pouvoir bourgeois n'ont pas manqué, ni donc la perspective de l'instauration du mode de production socialiste. Si le prolétariat avait triomphé, le déterminisme du développement économique étant, la phase de transition au communisme eût été beaucoup plus longue qu'elle ne le serait de nos jours où les forces productives du capitalisme sont pleinement développées (mais là encore la violence révolutionnaire et les mesures despotiques proposées par le Manifeste eussent pu l'abréger quelque peu).

[57]   Nous ne ferons qu'évoquer ici, avec les textes mêmes de Marx-Engels, les premiers « partis communistes d'action », surgis spontanément du heurt des classes au cours de la révolution bourgeoise et disparus avec le triomphe de celle-ci sur le féodalisme : « La première manifestation d'un parti communiste réellement agissant se produit au cours de la révolution bourgeoise, au moment où la monarchie constitutionnelle est détruite [il est alors un facteur d'impulsion de la révolution bourgeoise, timorée par nature], » (MARX, « La Critique moralisante et la morale critisante », In MARX-ENGELS, Écrits militaires, p. 73.) Et Engels de préciser : « À chaque grand mouvement bourgeois surgissent aussi des mouvements de la classe qui est la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne. Ainsi, au temps de la Réforme et de la Guerre des paysans, la tendance de Thomas Münzer ; dans la grande révolution anglaise, les nivelers ; dans la révolution française, Babeuf. À ces leviers de boucliers révolutionnaires d'une classe encore embryonnaire correspondaient des manifestations théoriques : au XVIe et au XVIIe siècles, c'étaient encore des descriptions utopiques d'une société idéale, au XVIIIe siècle, des théories déjà franchement communistes. » (Socialisme utopique et socialisme scientifique. Éd. sociales, 1959, p. 43.)

[58]   Marx a tracé la théorie du parti chartiste dans Misère de la philosophie au chapitre qui conclut sa polémique contre Proudhon : « Les Grèves et les coalitions » (Syndicats).

 

[59]   Ce panorama du mouvement ouvrier international forme en quelque sorte une synthèse, pour la période donnée, de l’activité de parti de Marx-Engels, en même temps qu'il fournit un schéma indiquant la progression nécessaire des tâches successives, toujours plus radicales et franchement communistes, du mouvement ouvrier.

[60] « Le mouvement démocratique tend, en dernier ressort, dans tous les pays civilisés à la domination politique du prolétariat. Il présuppose donc qu'il existe déjà un prolétariat, une bourgeoisie au pouvoir, une industrie qui a engendré le prolétariat et a porté la bourgeoisie au pouvoir. » (ENGELS, Deutsche Brüsseler Zeitung, 14-11-1847.)

      Engels n'abandonne pas la lutte parce que le déterminisme économique et social exige que la bourgeoisie règne avant le prolétariat :

      « Continuez donc de combattre vaillamment, gracieux messieurs du capital ! Pour le court moment actuel, nous avons encore besoin de vous ; il nous faut même, ici et là, votre domination. Vous devez balayer hors de notre voie les formes patriarcales (précapitalistes) ; vous devez centraliser ; vous devez transformer les classes plus ou moins possédantes en authentiques prolétaires en recrues pour nous ; vous devez, avec vos fabriques et votre réseau marchand, nous fournir la base et les moyens matériels nécessaires à l'émancipation du prolétariat Comme rémunération, vous devez régner une brève période. Vous devez dicter vos lois ; vous pouvez donc parader dans la majesté que vous avez conquise, vous pouvez banqueter dans la salle royale et flirter avec la belle fille du roi, mais ne l'oubliez pas : le bourreau se tient déjà devant la porte. » (« Les Mouvements de 1847 », Deutsche Brüsseler Zeitung 23-1-1848.)

[61]   Cf. MARX-ENGELS, La Russie, 10/18, 1973, p. 10.

[62]   Pour cela, il fallait naturellement, d'une part, que la production capitaliste ait déjà créé une masse suffisante de prolétaires pour représenter une force autonome face à la bourgeoisie et, d'autre part, que la théorie soit passée dans les mœurs du prolétariat. Dans une lettre à Marx du 11 février 1870, Engels constatait : « La provision de cerveaux, dont le prolétariat a bénéficié avant 1848 é par l'apport d'autres classes, semble depuis totalement tarie, et cela dans tous les pays. Il semble que les ouvriers doivent désormais eux-mêmes prendre en main leurs, affaires. »

[63]   Cf. Engels à Sorge, 12 septembre 1874.

[64]   Cf. Engels à Florence Kelley-Wischnewetzky, 27 janvier 1887.

[65]   MARX, À propos de l’histoire de l'Association internationale des travailleurs écrite par M. Howell. 1878.

[66]   Cf. l'exposé de la commission exécutive de la fraction de gauche du Parti communiste italien du 23 août 1933 dans Bilan, bulletin théorique mensuel de la fraction de gauche du P. C. I., no l : « Vers l'Internationale deux et trois quarts ? », p. 12-31.

[67]   Si la gauche communiste italienne, fondatrice au Parti communiste italien à Livourne, dont nous nous réclamons, a — par exemple — tardé à quitter la IIIe Internationale dont elle dénonçait pourtant avec vigueur la dégénérescence et l'opportunisme croissants, c'est parce que, d'une part, les erreurs et les déformations de la direction russe n'étaient pas de l'ordre des principes, du but, voire des intentions, mais portaient sur les moyens de les réaliser, la tactique à employer (il fallut donc attendre que Moscou en vint à renier les principes fondamentaux par ses actes ou ses propres paroles) ; et parce que, d'autre part, les conditions n'étaient pas remplies pour créer une nouvelle organisation internationale de lutte pratique, étant donné que le cycle de la contre-révolution était loin d'être achevé, par exemple, au moment où Trotsky décida la fondation d'une IVe Internationale.

      La gauche italienne a adopté sur ce point la position que Marx et Engels ont eu lorsqu'ils attendirent le plus longtemps possible que les conditions objectives pour créer la IIe Internationale fussent mûres. Toute l’expérience du mouvement ouvrier confirme cette position. Sans cette expérience, rien ne serait jamais acquis, à chaque fois tout serait à recommencer à zéro, et les générations ouvrières d'hier n'auraient rien de commun avec celles d'aujourd'hui ou de demain. Bref, il n'y aurait pas de mouvement ouvrier unitaire. C'est pour toutes ces raisons que nous considérons qu'il n'existe pas de léninisme (Lénine ayant, sur le plan théorique, restauré le marxisme et défendu celui-ci contre tout révisionnisme ou apport théorique nouveau) ou de trotskisme (même si Trotsky a été un éminent chef de la révolution russe et un fervent défenseur de la révolution internationale, face à la troisième vague opportuniste).

[68]   Cette perspective était celle-là même de Lénine écrivant : « Ce travail a été l'une des pages les plus importantes de l'activité du parti communiste de Russie, cellule du parti communiste mondial. » (Œuvres complètes, t. XXIX, p. 159.)

[69]   Cf. « Sur le parti communiste — Thèses, discours et résolutions de la gauche communiste d'Italie », l re partie (1917- 1925). Fil du temps, no 8, octobre 1971, p. 6-23.

[70]   ENGELS, « Angleterre 1845 et 1885 », Die Neue Zeit, juin 1885.

[71]   Cf. Engels à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890.

[72]   TROTSKY, « Une révolution qui traîne en longueur », Pravda, 23-4-1919.

[73]   Terrorisme et communisme, 10/18, 1963, p. 39-43.

[74]   Cf. Exposé de Marx à la séance du 22 septembre 1871 de la Conférence de Londres de l'A. I. T.

[75]   « Avant de réaliser un changement socialiste, il faut une dictature du prolétariat, dont une condition première est l'armée prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille le droit à leur propre émancipation. La tâche de l'Internationale est d'organiser et de concerter les forces ouvrières dans le combat qui les attend. » (MARX, Discours à l'occasion du 7e anniversaire de la Ire Internationale, Londres, 25-11-1871.)

[76]   MARX, interview au correspondant du World, in Woodhull and Claflin’s Weekly, 12-8-1871.

[77]   Autrement dit, les rapports de production et d’échange se manifestent comme rapports de propriété dans leur prolongement juridique (lois, constitution État, administration et partis « officiels , etc.), soit les superstructures de force à la différence des superstructures de conscience (idéologiques, artistiques, etc.) qui sont une superstructure de la superstructure (pour ce qui concerne les idéologies conservatrices, non révolutionnaires). Cf. MARX-ENGELS, Écrits militaires, p. 53-66.

[78]   MARX, préface de la Contribution, à la critique de l'économie politique (1859).

[79]   Cf. MARX, Le Capital, Éd. sociales, vol. III, 1969, p. 193 ; et Engels à C. Schmidt, 27 octobre 1890.

[80]   Les Écrits militaires de Marx-Engels consignent un mode d'action ultérieur du prolétariat au niveau des superstructures et de l'économie avec « les interventions despotiques du prolétariat dans les rapports sociaux existants ».

      Un recueil des Études militaires historiques d'Engels fera suite aux recueils sur Le Syndicalisme et Le Parti de classe dans la Petite Collection Maspero.

[81]   Cf. Engels à Starkenburg, 25 janvier 1894. De nombreux passages sur cette question sont groupés dans le recueil de MARX-ENGELS, Sur la littérature et l'art. Éd. sociales, Paris, 1963, p. 155-164.

[82]   Cf. Engels à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890.

[83]   Cf. Marx, Fondements de la. critique de l'économie politique, 10/18, vol. Il, chap. « Automation », p. 213.

[84]   Cf. MARX, « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel », introduction, Annales franco-allemandes. 1484.

[85]   Granasci, de formation peu marxiste, crut — par exemple — avoir trouvé une formule d'organisation susceptible de regrouper facilement et rapidement tout le prolétariat grâce aux conseils d'entreprise. En fait, il rejoignait par ce biais les positions du parti communiste ouvrier d'Allemagne qui voulait transférer, plus ou moins consciemment, les fonctions et le rôle du parti à des organisations de masse « purement prolétariennes ».

      Certes, s'ils rassemblent au niveau économique tous les ouvriers, ces conseils peuvent être très utiles — surtout si les syndicats sont défaillants —, le prolétariat formant une classe en soi dans la production. Cependant, étendus à toutes les professions et activités, ces conseils deviennent populaires, non classistes, de pures superstructures du mode de distribution de l’économie capitaliste. Ils ne sont donc révolutionnaires que s'ils se limitent au prolétariat et s'alignent sur le programme communiste, c'est-à-dire agissent sous la direction du parti politique de classe.

      Tout ce que Marx-Engels ont écrit sur la nécessité de l'action et de l'organisation politiques est valable pour ces conseils auxquels il faut appliquer la critique de Lénine au parti communiste ouvrier allemand : « La seule façon de poser la question : dictature du parti ou bien dictature de la classe ? dictature (parti) des chefs ou bien dictature (parti) des masses ? témoigne déjà de la plus incroyable et désespérante confusion de pensée. » (« La Maladie infantile du communisme », Œuvres, t. XXXI, p. 35.) De fait, on n'a rien compris de la théorie de la classe de Marx-Engels si l'on conçoit le système de dictature du prolétariat comme excluant le parti à la tête de l'État de la dictature du prolétariat : l'État — force concentrée — est subordonné au parti (Internationale), celui-ci seul représentant, avec continuité bien qu'avec des moyens changeants, les rapports sociaux communistes qui s'épanouiront dans la société future.

[86]   MARX-ENGELS, L 'Idéologie allemande (L. Feuerbach).

1    Cf. Engels à Marx, début octobre 1844.

      Ces premiers extraits montrent que le communisme est inséparable d'un besoin d'action et de propagande que l'on retrouve chez le jeune Engels sous une forme bouillonnante et passionnée. Ce besoin de communiquer et de rayonner est d'ailleurs partagé par son correspondant : Marx, et la même flamme les animera toute leur vie, brûlant dans leurs multiples activités.

      Cependant, Engels montre aussitôt que le prosélytisme et l'agitation ne sont qu'une face de l'activité, ou mieux qu'ils ont une condition préalable, la théorie générale, le programme politique, le but socialiste, qui justifient, expliquent et guident l'effort de gagner les autres à la cause.

      Dans sa fougue de jeune militant, Engels voit le communisme se répandre avec rapidité, mais il est bientôt amené à considérer les choses avec plus de recul.

      Aujourd'hui, l'expérience du parti permet d'établir la règle suivante pour les militants : partout et toujours, la vie du parti doit s'insérer dans la vie des masses, même lorsque les manifestations de celles-ci sont sous l'influence de directives opposées à celles du parti de classe. Cependant, il ne faut jamais considérer le mouvement comme une pure activité de propagande orale ou écrite et de prosélytisme politique.

2    Cf. Engels à Marx, 19 novembre 1844.

3    Des divergences d'opinion entre Marx et Ruge avaient mis fin à leur collaboration. C'est à l'occasion du soulèvement des tisserands silésiens que Ruge rejeta l'action révolutionnaire comme moyen d'émancipation. Marx rompit définitivement avec Ruge en mars 1844, et s'en expliqua dans un long article intitulé : « Notes relatives à l'article Le Roi de Prusse et la Réforme sociale. Par un Prussien », 7-8-1844 (trad. fr. : MARX- ENGELS, Écrits militaires, p. 156-176).

4    À la suite des émeutes des tisserands silésiens de 1844, un vent de réforme sociale gagna les sphères officielles de l'Allemagne jusque et y compris le roi de Prusse, tout heureux de jouer le prolétariat contre la bourgeoisie. Engels semble avoir mis à profit ce climat — au reste suscité par l'action de force des tisserands révoltés — pour développer l'agitation. Malgré l'opposition des libéraux, les statuts de l'Association pour la promotion ouvrière, fondée à Cologne en novembre 1844, se fixèrent pour but de faire participer activement les ouvriers à la marche de l'Association et de « défendre les travailleurs face à la puissance du capital ». Dans ces conditions, les bourgeois libéraux, sous la direction de Ludolf Camphausen, quittèrent l'Association et mirent tout en œuvre pour la faire interdire par l'administration.

      À Elberfeld, ce fut la création d'une Association de culture populaire, où Engels tint deux discours sur le communisme (cf. Werke, 2, p. 536-557). Les autorités refusèrent de ratifier les statuts de cette association qui dut cesser son activité au printemps 1845.

5    Engels à Marx, 20 janvier 1845.

6    En français dans le texte.

7    Rendant compte dans la presse socialiste anglaise de l'agitation en Allemagne, Engels écrivait : « L'action était si soudaine, si rapide, et elle fut menée si énergiquement que le public et les gouvernements furent un moment déroutés. Mais cette violence de l'agitation démontrait simplement que nous ne nous appuyions pas sur un parti fort dans le public, sa puissance provenant bien plutôt de la surprise et de la confusion de nos adversaires. Lorsque les gouvernements recouvrèrent leurs esprits, ils prirent des mesures despotiques pour mettre fin à la liberté d'expression. Les tracts, journaux, revues, ouvrages scientifiques furent interdits par douzaines, et l'agitation tomba peu à peu. (« Progrès de la réforme sociale sur le continent », The New Moral World, trad. fr. : Écrits militaires, p. 117-137.)

8    Marx avait collaboré à la Rheinische Zeitung en avril 1843 et en devint le rédacteur en chef en octobre. Le journal prit alors un tour plus radical, et le gouvernement prussien l'interdit le ler avril 1843 après l'avoir soumis à une stricte censure à partir de la mi-janvier. Dans l'article mentionné du New Moral World, Engels écrivait à son sujet : « Le journal politique du parti — La Gazette rhénane — publia quelques articles défendant le communisme, sans toutefois obtenir vraiment le succès escompté. (Ibid., p. 135.)

      Dans le cadre de ce recueil, nous ne pouvons aborder le problème du passage de Marx-Engels de « la démocratie radicale » au socialisme scientifique que certains exégètes situent dans les années 1844-1847. Au reste, c'est à nos yeux un faux problème : le marxisme est né d'un seul bloc, comme théorie de classe du prolétariat, donc en opposition totale aux autres idéologies et valeurs politiques, de quelque nuance qu'elles soient. Si Marx-Engels ont défendu des positions bourgeoises et démocratiques, c'est en liaison avec les tâches historiques encore progressives et nécessaires historiquement, à partir de positions communistes. C'est d'ailleurs pourquoi ils continueront à revendiquer l'instauration de la démocratie bourgeoise même après leur « passage au communisme » dans les pays où il s'agissait de lutter en premier contre des régimes précapitalistes, l'Allemagne d'abord, puis tous les pays du sud et de l'est de l'Europe où les rapports capital-salariat étaient encore pratiquement inexistants.

9    Engels fait allusion à l'ouvrage intitulé Critique de la politique et de l'économie politique pour lequel Marx signera, en février 1845, un contrat avec l'éditeur de Darmstadt Leske. Cet ouvrage anticipe sur Le Capital ; le texte inachevé en a été publié sous le nom de Manuscrits de 1844, dits économico- philosophiques.

10   Engels fait allusion à la spécificité du développement historique, donc aussi économique et politique, d l'Allemagne, qui explique qu'en 1845 elle n’avait pas encore effectué sa révolution bourgeoise, e contrairement à des pays comparables, tels que l'Angleterre et la France. En Allemagne, la lutte avait toujours tendance à quitter le domaine de la pratique — politique et économique — pour glisser sur le plan théorique, philosophique ou religieux, condamnant les protagonistes à l'impuissance et  à la stérilité, à moins d'une intervention extérieure. D'où la tendance marquée des Allemands à une vision Internationaliste. Cf. Écrits militaires : « Notes historiques sur l'Allemagne » (p. 93-101) ; « La Situation allemande » (p. 101-108) ; « Faiblesses de la réaction nationale allemande contre Napoléon » p. 108-113). « Critique de Hegel » p. 176-189).

11   Cf. Marx à P.J. Proudhon, 5 mai 1846. À Bruxelles, début 1846, Marx et Engels fondèrent un Comité de correspondance communiste, afin de grouper en un réseau international les forces socialistes dispersées en Europe occidentale grâce à la collaboration de socialistes et communistes connus. L'aile gauche du chartisme et l'Association ouvrière allemande de Londres sous l'impulsion de Schapper acceptèrent l'offre, comme il ressort d'une lettre de Harney à Engels (30-3- 1846) et des lettres de K. Schapper à Marx (6-6-1846 et 17-7-1846). Mais ce fut en vain que Marx-Engels demandèrent à Étienne Cabet, Pierre-Joseph Proudhon et à d'autres socialistes français de collaborer à leur effort international à la veille de la grande crise révolutionnaire qui secoua toute l'Europe en 1848.

      L'esprit internationaliste était le plus vivace chez les extrémistes anglais et allemands. Parmi ces derniers, Wolff maintenait le contact avec les ouvriers de Silésie, Georg Weber avec ceux de Kiel, Weydemeyer avec ceux de Westphalie, Naut et Köttgen avec ceux d'Elberfeld. Les communistes de Cologne — Daniels, Bürgers et Karl d'Ester — correspondirent à intervalles réguliers avec le comité de Bruxelles.

      Pour Marx-Engels, l'objectif de ce comité était évidemment la constitution d'un parti prolétarien révolutionnaire. Cependant, étant donné le rapport des forces donné et le degré de maturité de conscience et d'organisation, la tâche immédiate en était d'abord la préparation, la prise de contact. Pour cela, il fallait d'abord gagner au programme révolutionnaire des individus, groupes ou mouvements déjà engagés politiquement, en utilisant des moyens simples, disponibles immédiatement, tels la correspondance personnelle, les circulaires, les résultats déjà acquis dans les revues socialistes ou populaires par le truchement des correspondants intéressés par le comité.

      En somme, c'est comme point de départ — à conserver et à dépasser dans la dynamique du mouvement — qu'il faut considérer cette initiative, et non comme schéma d'organisation achevé, sorte de bureau d'informations et de statistique (que Marx-Engels critiqueront avec force chez les anarchistes, après 1871 surtout). En général, il faut éviter d'enfermer une forme d'organisation transitoire dans un schéma rigide de statuts ou un programme qu'il faut soi-même faire sauter pour se développer et croître, ce qui entraîne toujours des frictions et des heurts avec l'action et l'organisation développées jusque-là.

12  Toute mesure organisationnelle doit se greffer, comme acte de volonté et de systématisation, sur une activité ou une fonction déjà existante ou en tendance. Ainsi elle correspond à un besoin qui se développe dès lors de manière cohérente vers un but déterminé. Ce n'est donc pas par hasard que Marx-Engels ont pris l'initiative de ce Comité de correspondance international. Déjà à Bruxelles, ils étaient en contact permanent avec les militants ou avec les foyers communistes des travailleurs allemands qui circulaient d'un pays à l'autre. Et depuis quelques années déjà, Marx et surtout Engels écrivaient des articles d'information et de formation : quand un événement révolutionnaire, ou intéressant les ouvriers, se produisait dans un pays, l'Angleterre par exemple, ils en faisaient la synthèse pour les ouvriers des autres pays, l'Allemagne et la France par exemple ; mieux, à chaque fois, ils en tiraient les enseignements théoriques et pratiques pour l'action de la classe ouvrière de tous les pays. Cf. ainsi les articles parus dans la Rheinische Zeitung, le Schweizerischer Republikaner, The New Moral World, les Annales franco-allemandes, le Vorwäerts, Deutsches Bürgerbuch für 1845, les Rheinische Jahrbücher für 1846, le Telegraph für Deutschland, The Northern Star, la Deutsche Brüsseler Zeitung, La Réforme, L 'Atelier, etc.

      Par ailleurs, Marx-Engels ne manqueront jamais l'occasion d'exposer leur point de vue, de démentir une fausse rumeur ou de dévoiler une falsification, en utilisant leur droit de réponse dans les journaux petits-bourgeois ou bourgeois. De la même façon, ils exploitèrent la moindre possibilité d'atteindre le public ou les masses, même si ce n'est qu'en répondant aux innombrables falsifications ou calomnies de la presse, allant jusqu'à provoquer l'adversaire devant le jury ou sur le terrain. Cf. par exemple, MARX-ENGELS, La Commune de 1871, 10/18, p. 143-209.

      Une fois établie la liaison internationale d’information ou de contacts avec des éléments des divers mouvements nationaux, Marx-Engels la maintiendront toute leur vie autant que faire se peut, gardant toujours un pied dans le mouvement international.

13   Dans sa réponse du 17 mai 1846, Proudhon rejeta l'offre de Marx, en déclarant qu'il était hostile aux méthodes de combat révolutionnaires et au communisme : cf. Correspondance de P.- J. Proudhon, t. II, Paris, 1875, p. 198-202.

14   Marx et Engels publièrent plusieurs déclarations contre Karl Grün dans la Deutsche Brüsseler Zeitung et la Triersche Zeitung d'avril 1847, puis dans le Westphälisches Dampfboot de septembre 1847. Ils consacrèrent un chapitre de L 'Idéologie allemande à la critique de l'ouvrage de Grün intitulé Le Mouvement social en France et en Belgique dans la partie dénonçant le « socialisme vrai » (Éd. sociales, p. 535-586).

15   Marx-Engels, Bruxelles, 15 juin 1846. D'autres lettres du Comité de correspondance communiste de Bruxelles sont traduites en français dans MARX-ENGELS, Correspondance, t. I, novembre 1835 - décembre 1848, Éd. sociales, p. 402-406, 407-415, 431-437. On trouvera en outre, dans le même ouvrage, des lettres de Marx-Engels à ce sujet, par exemple celle du 23 octobre 1846, ainsi que les lettres adressées à des camarades allemands ou à des socialistes français, ou anglais, voire à des groupes socialistes ou démocratiques, tels que l'association de Vevey.

16  On ne saurait exagérer l'importance des réunions et la présence physique des camarades, même lorsqu'il existe des difficultés de langue.

17   Le roi de Prusse, qui avait tout intérêt à faire la vie dure à la bourgeoisie naissante, se montrait favorable aux revendications des ouvriers. Marx avait dévoilé le sens de ces manœuvres et en avait indiqué toutes les limites dans ses « Notes critiques » à l'article de Ruge Le Roi de Prusse et la Réforme, sociale (Vorwärts, 7-8-1844 ; trad. fr. : Écrits militaires, p. 156-176).

18   Lettre d’Engels à Marx, le 23 octobre 1846 Cette lettre représente une sorte de synthèse de l'activité d'Engels à Paris, au cours de l'été 1846, en vue de convaincre les communes parisiennes de la Ligue des justes de la supériorité des positions du comité de Bruxelles et d'annihiler l'influence du « socialisme vrai » de Grün.

      À la suite des efforts d'Engels à Paris, une scission intervint au sein des communes parisiennes de la Ligue des justes contre les éléments influencés par Weitling et Proudhon, et la direction passa aux Londoniens (qui devaient plus tard, après quelques hésitations certes, faire appel à Marx-Engels pour rédiger leur nouveau programme, le Manifeste communiste de 1848, et réorganiser la Ligue tout entière). Le succès remporté par Engels au cours de l'automne 1846 à Paris prépara la victoire du socialisme scientifique sur le socialisme utopique et petit- bourgeois. La scission de l'organisation parisienne de la Ligue affaiblit, en outre, le Conseil central de la Ligue qui continuait de défendre les positions du communisme sentimental des tailleurs.

      Cet épisode illustre le caractère indissociable de l'élaboration du socialisme scientifique et de l'action militante de parti, notamment de la polémique.

      En général, le marxisme se présente comme un ensemble de règles indiquant au communistes comment il ne faut pas faire, négation non seulement de la société capitaliste, mais encore de toutes ses fausses doctrines.

      Dans les communes parisiennes, Engels ne se heurta pas seulement aux positions erronées de Karl Grün et Weitling, mais encore à celles de Proudhon. C'est Engels qui, dans la lutte, écrivit donc la première page de Misère de la philosophie, dont il dira ensuite à ses contacts de Paris que « le récent livre de Marx contre Proudhon peut être considéré comme notre programme » (compte rendu d'Engels à Marx, 26-10-1847).

      Une telle victoire théorique n'est jamais pour le marxisme un fait contingent et partiel : la Misère de la philosophie contenait non seulement un exposé du socialisme scientifique en polémique avec les socialismes du passé, mais encore une critique définitive du socialisme petit-bourgeois et de l'anarchisme.

19   Pour Marx-Engels, la société communiste — non pas comme aspiration plus ou moins vague ou utopique, mais comme aboutissement nécessaire (du développement économique — est au centre de l'action et de la doctrine révolutionnaires. D'où l'indignation et le mépris d'Engels pour les communistes qui ne savent pas eux-mêmes ce à quoi ils aspirent. Le rôle du parti est évidemment de donner une conscience claire et rigoureuse, basée sur l'analyse scientifique, du communisme.

      La dégénérescence du mouvement ouvrier international a brouillé de nos jours jusqu'à la vision communiste, et on peut compter par millions ceux qui se prétendent marxistes et ne savent pas que le socialisme est abolition du mercantilisme, de l'argent et du salariat qui se développent à un rythme accéléré dans les démocraties populaires.

20   Dans les Fondements de la critique de l'économie politique, Marx explique longuement au travers de quels mécanismes le système de société à la Proudhon correspond en somme à une société par actions (cf. t. l, p. 89-92, « Question des bons horaires »).

21   Cf. Engels à Marx, décembre 1846.

      Engels fait allusion à un différend — au reste mineur quoique significatif — surgi entre la Ligue des justes de Londres et Marx-Engels, puisqu'en fin de compte le rapprochement s'effectuera tout de même, lorsque la Ligue leur proposera d'adhérer et de contribuer à sa réorganisation et à l'élaboration de son programme. En effet, la Ligue de Londres avait lancé une proclamation exprimant sa méfiance à l'égard des « gens instruits », autrement dit des théoriciens du socialisme scientifique moderne, et notamment Marx-Engels. En outre, elle proposait la convocation d'un congrès communiste en mai 1847, afin de mettre un terme aux divergences idéologiques à l'intérieur du mouvement communiste. Or, Marx-Engels pensaient qu'avant de tenir un congrès il fallait étendre et consolider l'organisation, affermir les positions du communisme moderne et nouer des relations internationales, notamment avec l'aile gauche du chartisme, G. J. Harney. Bref, comme ils le proposeront si souvent au cours de leur longue vie politique, il faut préparer, par un travail en profondeur, les actes officiels d'organisation, les congrès, etc., marquant un sommet qui frappe les esprits à l'intérieur comme à l'extérieur, alors que généralement on estime que ces grands coups constituent l'aiguillon, voire remplacent le travail en profondeur.

22   Il s'agit d'une proclamation significative des faiblesses du communisme utopique à la Weitling. En effet, elle proposait de « purifier » le christianisme afin qu'il serve à la cause du communisme. Cette adresse était signée par H. Bauer, J. Moll, K. Schapper et A. Lehmann, et lancée par l'Association allemande pour la formation des ouvriers de Londres.

23   Marx-Engels se basent sur un mouvement qui n’existe pas encore (en Allemagne), mais dont toute la société anglaise industrielle est la préfiguration. La méthode est précisément celle du socialisme scientifique : l'anticipation révolutionnaire.

24   Cf. Engels à Marx, 26 octobre 1847.

25   Au congrès de juin 1847 où la Ligue des justes avait pris  le nom de Ligue des communistes, la discussion porta sur le  programme, et l'on décida de confier l'élaboration d'une  « Profession de foi » au comité central, formé par K. Schapper,  H. Bauer et J. Moll. Le projet de cette profession de foi  communiste fut envoyé aux districts et communes de la Ligue. Tout  empreint de communisme utopique, il ne satisfit nullement Marx  et Engels, pas plus d'ailleurs que le projet amendé par le  « socialiste vrai » Moses Hess.

26   Engels avait élaboré un autre texte — encore très proche,  dans la forme, de la « Profession de foi » de la Ligue — qu'il  appela Principes du communisme: et qui servit de base au  Manifeste du parti communiste, programme définitif de la Ligue  des communistes : cf. la traduction française aux éditions  Costes, le Manifeste communiste suivi des Principes du  communisme de F. Engels, 1953 ; le « Projet de profession de foi  communiste » a été publié en allemand et en traduction  française dans La Ligue des communistes (1847), documents  rassemblés par Bert Andréas et traduction de Jacques Grandjonc, éd.  Aubier, 1972, p. 125-141.

27   Stephan Born se rendit à Londres pour assister au  deuxième congrès de la Ligue des communistes (29 novembre-  8 décembre 1847). Marx eut l'occasion de rencontrer Born qu'il  chargea de tenir un discours, comme représentant de  l'Association ouvrière, à la commémoration internationale de l'insurrection polonaise (Bruxelles, 15 novembre 1847).

28  Engels fait allusion à l'article de Karl Heinzen  intitulé « Un 'représentant' des communistes », en réponse à l'article  polémique d'Engels « Les Communistes et Karl Heinzen », paru  dans la même Deutsche Brüsseler Zeitung.

29   Marx écrivit, fin octobre 1847, une longue étude intitulée  « La Critique moralisante et la morale critisante. Contribution  à l'histoire de la civilisation allemande », trad. fr. Karl MARX,  Textes (1842-1847), éd. Spartacus, p. 92-126.

30   Cf. Engels à August Bebel, vers le 12 octobre 1875.  Dans cette lettre, Engels met en évidence l'originalité absolue  du socialisme scientifique de Marx-Engels, théorie née d'un bloc  dans les années 1848 et marquant la rupture qualitative entre deux modes de production diamétralement antagoniques capitalisme et le communisme.

      Faisant abstraction de toute modestie bien fondée ou non (elle serait hors de propos ici), Engels attribue toute la théorie du prolétariat moderne à Marx. Il souligne ainsi non pas les mérites personnels de son ami (la question n'est pas là), mais la spécificité ou l'originalité absolue de la théorie et des méthodes du socialisme moderne.

      En nous appuyant sur des citations de Marx lui-même, nous avons déjà montré que le socialisme scientifique est la théorie de classe du prolétariat moderne, comme œuvre de cette avant- garde qu'est le parti. De fait, le parti est l'organisme de classe le moins déterminé par la somme des opinions individuelles, contingentes et passagères, des millions de prolétaires qui forment la classe. C'est, au contraire, le corps qui possède au plus haut point la vision d'ensemble de l'action collective et des buts généraux intéressant toute la classe. C'est en lui que se concentre au maximum l'intention de changer tout le régime de production et de société. Cette extrême concentration historique, politique, théorique, Engels l'exprime dans le texte ci-dessus, en utilisant l'image de la personne de Marx — comme ce sera celle de Lénine après 1919. Mais il ne s'agit que d'une sorte de symbole, de formule.

      Dans l'action militante de Marx-Engels au sein du mouvement ouvrier, ce passage au communisme moderne peut être repéré lors de la préparation du Deuxième Congrès de la Ligue des communistes (novembre 1847) avec la formule nouvelle des Principes du communisme : « Abolition de la propriété privée, telle est la formule qui résume de la façon la plus brève et la plus significative le bouleversement de la société tout entière [la révolution est au centre], tel qu'il résulte nécessairement [déterminisme] du développement de l'industrie [économie], et c'est donc à juste titre que les communistes en font leur revendication principale [société communiste]. »

      Marx-Engels ont fait désormais table rase de l'idyllique communauté des biens du socialisme utopique des artisans, petits bourgeois, philanthropes bourgeois et autres doctrinaires. Marx- Engels proposent une formule qui exprime la réalité concrète de la conception économique et politique nouvelle de la vieille revendication de l'abolition de la propriété privée : « Le but de la Ligue est le renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, l'abolition de la vieille société bourgeoise, fondée sur les antagonismes de classes, et l'instauration d'une société nouvelle, sans classes et sans propriété privée. » Tout ce programme historique immense est fixé au prolétariat lors de sa constitution en parti politique, donc en classe historique, auquel Marx-Engels ont contribué, en théorie comme en pratique.

31   L’une des grandes nouveautés du socialisme scientifique de Marx-Engels par rapport à tous les autres prétendus socialismes antérieurs, c'est l’importance fondamentale donnée au mouvement économique de revendication des travailleurs (syndicats, associations de production, etc.) et leur lien au parti de classe.

32   Engels fait allusion à la remarque suivante faite dans l'article « Karl Marx sur les grèves et coalitions ouvrières » du Gleichheit de Vienne, reproduit dans le Vorwärts des 8, 10 et 15 septembre 1875 à propos de l’opposition des économistes et des socialistes aux syndicats et grèves : « Il s'agissait de socialistes de la tendance de Proudhon. Il faut le souligner, étant donné que ce mot a été également employé plus tard en ce sens. Or, Marx et ses amis avaient alors l'habitude de qualifier de communistes les socialistes conséquents. »

33   Karl Kautsky utilisa ce pseudonyme dans ses articles de la période 1875-1880. Le premier article de Kautsky pour le Volksstaat était intitulé : « La Question sociale considérée à partir du point de vue d'un travailleur intellectuel », en septembre et octobre 1875. Ks couvrait un nom qu'il n'a pas été possible de retrouver.

34   Marx et Engels ont activement collaboré à la rédaction de ces statuts élaborés au ler congrès de la Ligue en juin 1847. Après discussion dans les communes de la Ligue, ils firent encore une fois l'objet de débats lors du IIe congrès (29 novembre au 8 décembre 1847) et furent adoptés définitivement le 8 décembre.

      Le premier article fixe les buts (invariables) que poursuit la Ligue et dont se déduisent toutes les prescriptions du militant dans la situation dans laquelle il se trouve. De fait, ces statuts portent la marque de l'époque et des conditions correspondantes de lutte, notamment celle de la nécessité de la clandestinité imposée par les autorités aussi bien prussiennes que françaises, anglaises, belges, etc., aux militants émigrés.

35  Cet article, entre autres, témoigne de l'esprit de communisme utopique propre aux artisans et abstrait des conditions matérielles, économiques et politiques. En effet, il est impossible d'introduire des rapports « d'égaux et de frères en toute circonstance » — même entre camarades de parti — tant que les rapports capitalistes subsistent, ce qui ne préjuge en rien de liens cordiaux. Les rapports entre hommes ne peuvent être changés, même dans un cercle restreint, sans un changement préalable dans la base matérielle, une action révolutionnaire. En fait, les artisans qui formaient la majeure partie de la Ligue des communistes renouaient avec les traditions du compagnonnage (associations fraternelles de solidarité entre gens d'un même métier, ou bien du compagnon qui fait le tour du pays pour apprendre son métier en trouvant abri et aide chez tous les artisans de son métier).

36   L'organisation sur la base territoriale, clairement affirmée ici, est caractéristique d'une constitution de parti politique. La hiérarchie se greffe le plus naturellement sur une donnée physique et pratique de coordination.

      Par définition, le parti du prolétariat doit se placer au-dessus des diverses catégories professionnelles, parce que celles-ci reflètent les intérêts matériels de groupes sociaux économiques limités et contradictoires qui se superposent directement à la division de la production propre au mode capitaliste. Baser l'organisation du parti sur les cellules d'entreprises, c'est ravaler le parti au niveau économique, mi-syndical, c'est l'enfermer dans les usines où non seulement les possibilités de réunion sont mesurées, mais où la composition d'une cellule ne reflète pas du tout la diversité d'activités et d'intérêts — donc l'ampleur de vision possible — des cellules territoriales, plus politiques. Enfin, la liaison entre cellules d'usines reflète ou bien un type fédératif, ordonné en fonction des branches d'industrie existantes (capitalistes), ou bien un type bureaucratique, ou enfin un mélange des deux, ce qui entraîne un manque de coordination vivante et organique, donc un laisser-aller qui se surajoute à une dictature de chefs plus ou moins isolés des masses et irresponsables vis-à-vis des principes du programme général de la classe.

37  Au-dessus de toutes les hiérarchies, il y a le programme, le but défini dans le premier article des statuts. Ce programme est la synthèse des tâches dictées au prolétariat, en tant que classe, par l'évolution objective de l'histoire vers la destruction de la forme de production et de société capitaliste, et ne dépend pas de la volonté. Par rapport au programme, il n'y a pas de question de discipline : ou bien on l'accepte, ou bien on ne l’accepte pas, et dans ce dernier cas on quitte l'organisation. Ce programme est commun à tous et n'est pas proposé ou établi par la majorité des camarades. Le Conseil central, et même l'instance suprême de décision — le Congrès —, n'a pas le droit de le modifier. Eux-mêmes, au contraire, sont contrôlés par les militants ou groupes de militants en fonction de ce programme. C'est pourquoi toute tentative de déformation ou d'interprétation, tout écart vis-à-vis de ce programme dans la réalisation pratique doivent être considérés comme une rupture de la parole donnée, un reniement, une trahison.

38   Comme toute institution humaine, le parti doit pouvoir changer ses statuts (d'où leur caractère — historiquement —  relatif), mais s'il les modifie en opposition au programme, il renie ou trahit.

39   Le principe de l'annualité des congrès est une constante pour Marx-Engels. On le retrouve dans la Ire Internationale, et en 1892 encore, Engels le rappelle à la direction du parti allemand.

 

40   Engels à Marx, 26 novembre 1847.

      Nous ne reproduirons pas ici les interventions d'Engels dans les réunions qui témoignent de son activité dans l'Association des travailleurs allemands de Bruxelles et signalent sa lutte contre Bornstedt. Cf., notamment, Engels à Marx, 28-30 septembre 1847, In MARX-ENGELS, Correspondance, t. l. Éd. sociales, p. 481-491.

41   Cf. Engels à Marx, 14 janvier 1848.

      Engels constate que, malgré tous ses laborieux efforts, la valeur des effectifs du « parti » n'est pas brillante, et il en explique la cause réelle : l'immaturité générale des conditions économiques, et le fait que les travailleurs en question ne sont pas des ouvriers salariés au sens moderne.

42   Irlandais et Allemands étaient tous deux sous-payés et, de ce fait, exerçaient une pression sur les salaires anglais et français ; cependant, les Irlandais étaient des ouvriers salariés, à la différence des Allemands qui travaillaient essentiellement comme artisans à Paris.

43   En français dans le texte.

44   Marx à Georg Herwegh, 26 octobre 1847.

45   C'est en août 1847 que Marx-Engels fondèrent cette association pour organiser les travailleurs allemands vivant en Belgique. Elle se mit en relation avec des sociétés ouvrières flamandes et wallonnes, et ses membres les plus actifs et conscients entrèrent par la suite dans la commune bruxelloise de la Ligue des communistes. Elle joua aussi un rôle important dans la création de l'Association démocratique.

46   L’ Association démocratique fut fondée en automne 1847 à  Bruxelles. Elle réunissait dans ses rangs des révolutionnaires prolétariens, surtout allemands, ainsi que des démocrates progressistes bourgeois et petits-bourgeois. Marx et Engels prirent une part active à sa création. Le 15 novembre 1847, Marx fut élu vice-président, le président étant le démocrate belge L. Jottrand. Grâce à l'influence de Marx, l'Association démocratique devint l'un des plus importants centres du mouvement démocratique. Lors de la révolution de février, l'aile prolétarienne de l'Association s'efforça de réaliser l'armement des ouvriers belges et de déchaîner la lutte pour une république démocratique. Lorsque Marx fut expulsés de Bruxelles en mars 1848, les autorités belges s'en prirent aux éléments les plus révolutionnaires de l'Association et, comme il fallait s'y attendre, les démocrates petits-bourgeois belges ne surent pas se mettre à la tête des masses belges. Dans ces conditions, l'activité de l'Association démocratique s'éteignit progressivement, et cessa entièrement dès 1849.

47   Le protocole de la séance du 30 novembre 1847 reproduit, avant le compte rendu des interventions de Marx et Engels, le passage suivant : « Le président demande aux citoyens arrivés du continent — Engels, Marx et Tedesco — de nous donner des nouvelles de l'agitation sur le continent. La proposition est acceptée à l'unanimité. Le citoyen Engels prend la parole et affirme qu'il n'est pas urgent d'évoquer les mouvements actuels, mais préfère expliquer de quelle manière la découverte de l'Amérique a contribué à diviser toute la société en deux classes opposées en créant le marché mondial, si bien que les travailleurs du monde entier ont désormais les mêmes intérêts partout. »

      Vers la même époque, Marx prépara une série d'exposés sur les rapports et la nature du travail salarié et du capital pour la formation des ouvriers ; ces exposés ont une telle valeur de clarification que le mouvement ouvrier international les traduisit dans les principales langues et les transmit d'une génération ouvrière à l'autre. C'est devant un modeste auditoire que Marx fit cet exposé de formation militante : « Dans l'une des dernières réunions du Club des ouvriers allemands, Karl Marx a fait sur la question : « 'Qu'est-ce que le salaire ?' un exposé clair, objectif, compréhensible ; la critique des conditions actuelles y est rigoureuse, l'argumentation pratique, à ce point que nous songeons à la communiquer à nos lecteurs, dès que nous le pourrons. » (Deutsche Brüsseler Zeitung, 6-1-1848.) Le texte en sera publié dans La Nouvelle Gazette rhénane d'avril 1849.

      Lorsque Marx dit : « Je dois au parti de ne pas gâcher la forme de l'exposé », ce n'est pas par simple souci esthétique. Dans tout ce qu'il écrit, il entend s'élever toujours au-dessus des circonstances immédiates, pour faire en sorte que les textes restent valables pour tout le prolétariat et pour toute l'histoire, ignorant le fait d'écrire simplement pour avoir raison par n'importe quel argument pourvu qu'il touche. C'est ce qui fait que Marx-Engels ont œuvré pour le prolétariat d'hier et d'aujourd'hui, de tous les pays, face à toute la société. D'où l'intérêt actuel de leurs écrits.

1    Cf. Deutsche Brüsseler Zeitung, 9 décembre 1847. Ce journal avait déjà, la semaine précédente, rapporté un compte rendu succinct des discours de Marx et Engels à la Fête des nations organisée pour commémorer le soulèvement polonais de 1830. Nous ne reproduisons pas le discours d'Engels, tenu au même meeting. On en trouvera le texte français dans MARX-ENGELS, Écrits militaires, p. 148-149.

      Les textes qui suivent rendent compte des interventions de parti de Marx-Engels dans des meetings ou débats publics. Ils valent certes par leur effet de propagande à l'extérieur et leur effort d'organisation des éléments révolutionnaires, mais plus encore par leur contenu qui annonce et prépare la révolution de 1848-1849. Les Écrits militaires, qui ont recueilli les textes sur la préparation de la révolution de 1848, ont groupé, de manière logique, les écrits dans lesquels Marx-Engels ont élaboré pour l'heure de l'affrontement physique, la théorie et la stratégie de lutte du prolétariat européen. C'est, en effet, dans le domaine militaire que les analyses marxistes se font les plus concrètes et les plus tranchantes. Quoi qu'il en soit, nous ne reproduisons pas ici ce schéma d'ensemble de la prévision révolutionnaire qui rend compte pourtant de l'une des tâches fondamentales du parti — la prévision et la préparation de la révolution à venir, qui justifient le rôle dirigeant du parti dans la classe prolétarienne.

      Les quelques textes que nous avons recueillis pour cette période témoignent essentiellement des efforts d'organisation à l'échelle internationale. Dans ce recueil, nous avons encore écarté des textes, pourtant fondamentaux, notamment ceux qui ont trait à la préparation révolutionnaire dans tous les sens du terme, pour l'Allemagne. Un exemple en est l'article de Marx contre Heizen, dont le passage suivant montre comment les mots d'ordre de la future révolution sont préparés par les polémiques : « Les ouvriers savent que l'abolition des rapports de propriété bourgeois ne peut être réalisée en conservant les conditions féodales. Ils savent que, par le mouvement révolutionnaire de la bourgeoisie contre les états féodaux et la monarchie absolue, leur propre mouvement ne peut être qu'accéléré. Ils savent que la lutte pour leur propre cause contre la bourgeoisie ne peut commencer qu'à partir du jour où la bourgeoisie a triomphé. Néanmoins, ils ne partagent pas les illusions bourgeoises de Monsieur Heinzen. Ils peuvent et doivent se résigner à accepter la révolution bourgeoise comme condition de la révolution ouvrière, mais ils ne peuvent la considérer, ne fût-ce qu'un instant, comme leur but final. » (MARX, « La Critique moralisante et la morale critisante », 1847.) Ce thème sera encore au centre des débats intérieurs de la Ligue communiste tout au long de la période brûlante de 1849, et la scission finale se fera sur cette question.

      Le contenu de l'ouvrage en allemand de Herwig FÖRDER, Marx et Engels à la veille de la révolutionL'élaboration, des directives politiques pour les communistes allemands (1846-1848), Akademie-Verlag. Berlin. 1960 témoigne des activités suivantes de Marx-Engels pour la période en question.

      l. Fondation du Comité de correspondance communiste à Bruxelles et les premières controverses sur les questions de politique de la classe ouvrière (1846) : le début de la lutte contre le « socialisme vrai » ; les divergences avec le communisme utopique de Weitling ; la circulaire contre Kriege (11-5-1846) ; l'écho des séances du Comité de Bruxelles du printemps 1846 dans le Westphälischer Dampfboot ; les directives politiques aux communistes de Rhénanie (été 1846) ; les premières répercussions du Comité de correspondance sur l'évolution des communes parisiennes et londoniennes de la Ligue des justes (été 1846).

      2. Le tournant de 1846-1847transition et départ : de la Ligue des justes à la Ligue des communistes (novembre 1846 à Juin 1847) ; l'Anti-Proudhon (Misère de la philosophie) ; la mise en lumière par Engels du caractère réactionnaire du « socialisme vrai » (printemps 1847) ; la convocation de la Diète unie en Prusse et la « brochure sur la Constitution » d'Engels (février-avril 1847).

      3. Les questions politiques de la révolution allemande en marche au travers (les polémiques de presse de l'été et de l'automne 1847 : la Deutsche Brüsseler Zeitung et les premières contributions du cercle du Comité de correspondance communiste (mars- Juillet 1847) ; une contribution de ce comité la Kommunistische Zeitschrift de Londres (août 1847) ; un essai d'Engels sur la signification du protectionnisme et du libre-échange pour le développement bourgeois de l'Allemagne (juin 1847 ; un article de Marx contre la démagogie « gouvernementale socialiste » du Rheinischer Beobachter (septembre 1847) ; une déformation « socialiste vraie » de la ligne politique de Marx-Engels par Moses Hess ; le renforcement de l'influence du Comité de correspondance communiste de Bruxelles sur la ligne politique du Westphälischer Beobachter.

      4. Le Manifeste du parti communiste : contribution à l'histoire de sa genèse ; un programme pour la démocratie et le socialisme à la veille de la révolution démocratique-bourgeoise en Allemagne.

2    Les mots d'ordre que Marx assigne dans son discours aux révolutionnaires internationalistes rassemblés à la Fête des nations impliquent une connaissance précise des mécanismes qui relient les phénomènes d'oppression des classes à ceux de l'oppression des nations, bref, une vision achevée de l'impérialisme, sans laquelle le marxisme ne serait pas une théorie générale.

      C'est à tort que l'on a attribué à Lénine, comme une nouveauté (inconnue ou méconnue du marxisme antérieur), l'élaboration de la théorie de l'impérialisme : le simple fait que Lénine l'ait exposée dans « un essai de vulgarisation » démontre qu'il n'a fait que reprendre sur ce point comme ailleurs la théorie classique du marxisme.

      Si le marxisme, comme théorie, est né en Allemagne, c'est — comme le répètent inlassablement Marx-Engels parce que ce pays, de par ses conditions économiques, politiques et sociales, ainsi que ses rapports avec le marché mondial et les autres pays, était celui qui suggérait le plus clairement et pleinement tous les éléments de la théorie générale du prolétariat. Or, l'Allemagne des années 1840 était un amas de toutes les formes de société et de productions successives de l'histoire, du fait qu'aucune révolution n'y avait balayé de la scène sociale les vestiges de classes et de modes de production du passé. À toutes les couches et classes qui se superposaient ainsi l'une à l'autre pour opprimer les masses laborieuses venaient s'ajouter les facteurs d'oppression nationaux, l'Allemagne étant soumise à l'hégémonie commerciale anglaise, à l'occupation étrangère, à la division nationale, à l'influence russe, française, tandis qu'elle-même, par l'intermédiaire de la Prusse et de l'Autriche, opprimait la Pologne.

      Le marxisme n'est que la transcription par Marx-Engels des conditions historiques et sociales réelles de la vivante lutte de classe, là où elles étaient les plus saisissables, donc à la fois les plus tranchantes et les plus universelles.

3    Marx et Engels tinrent, le 22 février 1848, un discours en l'honneur de l'insurrection de Cracovie de février 1846 au meeting organisé par l'Association démocratique de Bruxelles.

      L'activité du parti se greffe sur des événements de portée révolutionnaire véritablement historique, et c'est à l'occasion de manifestations suscitées par eux que se nouent des rapports de solidarité entre révolutionnaires, voire que se créent les organisations ouvrières.

      Les deux discours que nous reproduisons ci-après expliquent l'intérêt — aussi bien théorique que pratique — porté par Marx et Engels aux mouvements nationaux démocratiques, même bourgeois, tant qu'ils sont progressifs et préparent les conditions de la lutte du prolétariat.

      La 1re Internationale fut précisément créée dans de telles conditions. Comme on le sait, la réunion inaugurale de l'A. I. T. fut convoquée pour proclamer la solidarité des ouvriers européens avec les Polonais (à la suite d'une circulaire des ouvriers anglais aux français) et avec les Arméniens opprimés par la Russie. De fait, la révolte des Polonais en 1863-1864 fut le point de départ des luttes qui aboutirent à la systématisation des nations modernes d'Europe centrale et méridionale en 1870 et au renversement du bonapartisme, donc à la glorieuse Commune de Paris.

      La pleine solidarité ouvrière avec la revendication d'indépendance nationale de la Pologne opprimée par le tsarisme et les oligarchies autrichienne et prussienne a donc une importance primordiale : elle n'exprime pas seulement un jugement historique formulé dans des écrits théoriques, mais encore un véritable déploiement politique des forces pour la future I re Internationale. En offrant à la Pologne l'appui total des classes ouvrières européennes, la révolte polonaise devenait le levier pour une situation révolutionnaire internationale : la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie (Commune de Paris). Cf. « Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste », p. 130- 139 : « La Question polonaise ; l'Internationale et la question des nationalités », Fil du temps, no 5.

      Pour relier la révolte polonaise à la création de l'Internationale ouvrière, il ne suffisait pas aux chefs du parti ouvrier d'avoir du flair. Il leur fallait aussi un sens révolutionnaire exceptionnellement aigu, puis — surtout une connaissance scientifique de l'histoire européenne, des mécanismes qui relient les bouleversements de la base économique aux phénomènes de volonté d'une classe qui doit s'organiser pour intervenir dans les rapports sociaux. Il fallait, par exemple, connaître le poids de la contre-révolution du tsarisme russe dans l'équilibre conservateur de toute l'Europe, et l'importance de toute révolte contre cet ennemi numéro un des révolutions du XIXe siècle. Cf. MARX-ENGELS, La Russie, 10/18, 1973.

      De nos jours, le mouvement d'émancipation des peuples coloniaux joue le même rôle de détonateur pour le mouvement ouvrier : cf. MARX-ENGELS, La Chine, 10/18, p. 187-188, note 19.

4    Tant que la lutte se fait pour des objectifs « démocratiques »,. le parti communiste utilise une tactique « indirecte » qui s'applique aussi longtemps que les tâches bourgeoises restent progressives dans un pays. Dans tous les textes de cette période que nous reproduisons, le parti adopte cette tactique « indirecte ». Au chapitre final du Manifeste, Marx-Engels formulent de manière concise cette tactique valable pour les communistes des pays attardés, par exemple la Pologne et l'Allemagne : « Chez les Polonais, les communistes soutiennent le parti qui voit dans une révolution agraire la condition de l'émancipation nationale, c'est-à-dire le parti qui déclencha, en 1846, l'insurrection de Cracovie.

      « En Allemagne, le parti communiste lutte ensemble avec la bourgeoisie, sitôt que celle-ci agit révolutionnairement contre la monarchie absolue, la propriété féodale et la petite bourgeoisie. Mais il ne néglige à aucun moment de dégager chez les travailleurs une conscience aussi claire que possible de l'antagonisme radical de la bourgeoisie et du prolétariat, afin que, l'heure venue, les ouvriers allemands sachent tourner aussitôt, en autant d'armes contre la bourgeoisie, les conditions sociales et politiques que la bourgeoisie doit introduire en même temps que sa domination : ainsi dès la chute des classes réactionnaires en Allemagne, la lutte pourra s'engager contre la bourgeoisie elle-même.

      « C'est sur l'Allemagne que les communistes concentrent surtout leur attention. Ce pays se trouve à la veille d'une révolution bourgeoise. Cette révolution, l'Allemagne l'accomplit donc dans des conditions plus avancées de civilisation européenne en général et avec un prolétariat plus développé que l'Angleterre et la France n'en possédaient aux XVIIe et XVIIIe siècles. Par conséquent, en Allemagne, la révolution bourgeoise sera nécessairement le prélude de la révolution prolétarienne.

      « Bref, les communistes y appuient partout les mouvements révolutionnaires contre les institutions sociales et politiques existantes. »

      Ces mots d'ordre, tirés de longues études et luttes militantes dans des cercles restreints, se transformeront à l'heure de la crise révolutionnaire (de 1848-1849) : la théorie deviendra une réalité brûlante, et les discours des coups de fusil !

5    Souligné par nous.

6    Le stratège militaire qu'est Engels ne manque jamais de considérer les attitudes de classes les unes vis-à-vis des autres au sein d'une nation pour déterminer les chances d'un soulèvement : « Les Piémontais — après les Espagnols, les Allemands, etc. — ont commis d'emblée une grave erreur en opposant uniquement une arme régulière aux Autrichiens, c'est-à-dire dire en voulant mener contre eux une honnête et traditionnelle guerre bourgeoise. Un peuple qui veut conquérir son indépendance ne doit pas s'en tenir aux moyens de guerre conventionnels. Soulèvement en masse, guerre révolutionnaire, guérilla générale, voilà les seuls moyens dont dispose un petit peuple pour vaincre une grande nation, les seuls moyens permettant à une armée moins forte de tenir tête à une arme plus forte et mieux organisée. (« La Défaite des Piémontais ». La Nouvelle Gazette rhénane. 1-4-1849. trad. fr. : MARX-ENGELS, Écrits militaires, p. 243-244.)

7    Les grandes expériences tirées d'une crise révolutionnaire ne sont jamais perdues pour les pays parvenus au même stade de leur histoire, si le parti — dont c'est l'une des fonctions premières — a su les accumuler pour en faire son programme d'action : « La guerre magyare de 1849 a beaucoup de traits communs avec la guerre polonaise de 1830-1831. Mais elle s'en distingue en ce qu'elle a maintenant pour elle toutes les chances qui manquaient alors aux Polonais. On sait qu'en 1830 Lelewel réclama avec force, mais sans succès : l. que l'on enchaînât à la révolution la grande masse de la population en émancipant les paysans et les juifs ; 2. que l'on transformât en guerre européenne [qui relancerait la révolution prolétarienne de Paris en 1850] la révolution de la vieille société polonaise, en impliquant dans une guerre les trois puissances qui se partageaient le pays. Ce qui s’imposa en 1831 aux Polonais alors qu'il était trop tard, c'est par quoi commencent aujourd'hui les Magyars. La révolution sociale à l'intérieur et la destruction du féodalisme, telle fut la première mesure en Hongrie ; l'implication de la Pologne et de l'Allemagne dans la guerre, telle fut la seconde mesure : dès lors, c'était la guerre européenne. Celle-ci est un fait accompli avec l'entrée du premier corps d'armée russe en territoire allemand. » (La Hongrie, La Nouvelle Gazette rhénane, 19-5-1849, trad. fr. : MARX-ENGELS, Écrits militaires, p. 261-262.)

8    L'un des secrets de l’échec de la bourgeoisie allemande dans sa révolution nationale démocratique, c'est son incapacité de coordonner son action avec celle de la paysannerie asservie par les puissances féodales afin de la gagner à sa cause. La bourgeoisie française avait magistralement sut mener à bien cette alliance politique, en engageant massivement les paysans dans les rangs de l'armée révolutionnaire.

      En politique prolétarienne, c'est Lénine qui a compris toute l'ampleur du potentiel révolutionnaire paysan, et a su l'utiliser. Il a su ainsi renouer avec Marx-Engels, qui n'ont jamais sous-estimé l'importance de la question agraire pour le mouvement révolutionnaire. Engels, auteur de La Guerre des paysans (1850), ouvrage souvent incompris des marxistes ultérieurs, analyse comme suit la défaillance politique de la bourgeoisie allemande en 1848-1850 : « En Prusse, la paysannerie avait profité de la révolution, tout comme en Autriche, bien qu'elle fît preuve d'une énergie moindre — puisqu'elle se trouvait en général un peu moins opprimée par le féodalisme—, pour se débarrasser d'un seul coup de toutes les entraves féodales. Mais la bourgeoisie se tourna aussitôt contre elle, sa plus vieille et sa plus indispensable alliée. Les démocrates — aussi épouvantés que la bourgeoisie par ce qu'on appelait des attentats contre la propriété privée — se gardèrent également de la soutenir, et c'est ainsi qu'après trois mois d'émancipation, après des luttes sanglantes et des expéditions militaires, notamment en Silésie, le féodalisme fut rétabli par les propres mains de la bourgeoisie, hier encore antiféodale. Ce faisant, elle s'est condamnée elle-même de la façon la plus définitive et la plus rigoureuse. Une trahison semblable de ses meilleurs alliés, de soi-même, jamais aucun parti dans l'histoire ne l'a commise. Quelles que soient les humiliations, quels que soient les châtiments réservés au parti bourgeois par ce seul acte, il les aura mérités tous sans exception. »

      Au cours des événements eux-mêmes, Wilhelm Wolff — à qui Marx dédia plus tard Le Capital — traita longuement de cette question dans La Nouvelle Gazette rhénane. Ces articles furent publiés sous le titre « Les Milliards silésiens », avec une introduction d'Engels.

      En général, on n'attribue pas la place qui lui revient à la paysannerie, dont dépendit le sort de la révolution de 1848 aussi bien que de la Commune de 1871 : cf. « Le Marxisme et la question agraire », in Fil du temps, no 7, p. 81. Sur les neuf numéros parus de la collection Fil du temps, trois sont consacrés à la question agraire, d'importance vitale non seulement dans l’économie et la vie sociale, mais encore dans la théorie et la politique du parti révolutionnaire.

9    Cette phrase est une variante de celle du Manifeste qui prescrit les tâches à accomplir dans la révolution qui approche : « C'est sur l'Allemagne que les communistes concentrent surtout leur attention. Ce pays se trouve à la veille d'une révolution bourgeoise », démocratique et bourgeoise étant synonymes. Il n'est pas contradictoire pour un communiste de souhaiter une révolution bourgeoise tant qu'elle est progressive, car elle se heurte à l'ordre établi, bouleverse les conditions existantes et permet sur sa lancée de continuer la lutte pour le socialisme. C'est pourquoi d'ailleurs les bourgeoisies des pays déjà capitalistes se liguent systématiquement contre une révolution bourgeoise dans un pays nouveau, comme l'a démontré de manière classique la Révolution française de 1789 qui vit naître la Sainte-Alliance de tous les États déjà établis.

10   L'initiative de fonder une Internationale des travailleurs devait s'appuyer sur le prolétariat le plus avancé de l'époque, celui de l’Angleterre, très préoccupé des questions impérialistes.

      En février 1846, le chartiste Harney déclara dans une réunion de l'Association de Londres des communistes allemands : J'en appelle aux classes opprimées de tous les pays pour s'unir pour la cause commune. La libération du joug russe et autrichien ne suffit pas à elle seule. Nous n'avons pas besoin d'un royaume d'Italie. Nous avons besoin de la souveraineté du peuple de ces pays. Et de préciser que cette cause du peuple, c'est « la cause du travail, du travail asservi et exploité », car les revendications et la misère ne sont-elles pas les mêmes chez les ouvriers de toutes les nations ? Par conséquent, pourquoi leur bonne cause ne le serait-elle pas ? Un coup porté à la liberté sur le Tage est un coup porté contre les amis de la liberté sur la Tamise ; un succès du républicanisme en France signifierait la fin de la tyrannie dans d'autres pays ; et la victoire des chartistes démocratiques anglais signifierait la libration de millions d'hommes dans toute l'Europe.

      C’est en se fondant sur la lutte pour la libération du joug absolutiste que fut créé un comité international, embryon de la future I re Internationale.

      En novembre 1847, Schapper, au nom de l'organisation de Bruxelles, fut mandaté pour discuter de la convocation en 1848 d’un « congrès des travailleurs de toutes les nations pour  instaurer la liberté dans le monde entier ». Il proclama : « Ouvriers anglais ! Remplissez cette mission, et vous serez estimés comme émancipateurs de toute l'humanité. » Les organisateurs anglais répondirent : « La conjuration des rois, la Sainte- Alliance, doit être combattue par celle des peuples. Nous sommes persuadés que l'on doit se tourner vers le vrai peuple, les prolétaires qui, chaque jour, versent leur sang et leur sueur sous la pression du système social actuel, pour qu'il réalise la fraternité. »

11   Cf. ENGELS, article écrit en français et publié dans La Réforme, 22 novembre 1847.

      Marx-Engels ne purent établir leur théorie moderne du communisme, fondée sur le matérialisme économique et historique, qu'en s'appuyant sur des développements sociaux du capitalisme. La théorie « allemande » dut pour cela s'appuyer sur les données politiques de la France et économiques de l'Angleterre, où la bourgeoisie était enfin parvenue au pouvoir en 1830. Si l'économie anglaise montre aux autres nations du continent quelle sera « l'image de leur proche avenir » (préface allemande du Capital), c'est le parti chartiste qui fournit le modèle de l'organisation du prolétariat moderne (cf. le dernier chapitre de Misère de la philosophie), Marx expose l'évolution du parti chartiste, solidement relié à la classe ouvrière par l'intermédiaire des syndicats et des luttes revendicatives.

      C'est pourquoi, le Manifeste a pu affirmer que « les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées ou des principes découverts ou inventés par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression théorique des conditions réelles de la lutte des classes. »

      Le socialisme scientifique ou programme communiste du prolétariat moderne n'a donc pu être élaboré qu'au contact avec la classe ouvrière allemande, française et surtout anglaise, et n'a pu surgir qu'en liaison avec la création d'une organisation internationale que Marx-Engels s'efforcèrent de fonder avec les Démocrates fraternels, c'est-à-dire les chartistes de gauche qui étaient partisans de la violence révolutionnaire. Proudhon s'est exclu lui-même de cette œuvre grandiose, en refusant les contacts avec le Comité de correspondance communiste fondé par Marx-Engels.

12   Le parlementarisme révolutionnaire n'existe que pour autant que la domination politique de la bourgeoisie constitue encore un progrès économique et social, autrement dit que la bourgeoisie moderne n'assure pas encore exclusivement le pouvoir politique ou n'a pas encore consolidé son pouvoir face aux classes précapitalistes. En Angleterre, par exemple, la bourgeoisie partagea le pouvoir avec l'aristocratie foncière jusqu'en 1830 et mit longtemps à l'évincer ensuite. En l'absence d'une révolution prolétarienne cette conquête du pouvoir par la bourgeoisie est un fait progressif dans tous les pays précapitalistes du monde, et durant cette période, « si de temps à autre les travailleurs sont victorieux, leur triomphe est éphémère. Le vrai résultat de leurs luttes [n'est pas la conquête du pouvoir], mais l'organisation et l'union de plus en plus étendue des travailleurs. [...] Dans toutes ces luttes, la bourgeoisie se voit forcée de faire appel au prolétariat, de réclamer son aide et de l'entraîner dans le mouvement politique. Elle fournit ainsi aux prolétaires les éléments de leur formation [intellectuelle et politique] : elle met dans leurs mains des armes contre elle-même » (Manifeste, chap. l). Bref, cette tactique s'applique aussi longtemps que les conditions historiques font que le parti ouvrier n'est pas encore directement communiste, mais social-démocrate.

      Toutes les autres conditions du parlementarisme révolutionnaire découlent de la première. Il ne peut s'exercer qu'en opposition aux institutions parlementaires existantes, et non comme moyen de transformer l'État existant à partir d'elles, soit en participant au gouvernement, soit en en détenant la direction dans les conditions économiques et sociales du capitalisme.

      En général, toute activité politique doit s'exercer dans des conditions matérielles, économiques et sociales déterminées. Elle n'a de sens, aux yeux du communisme, que si elle tend à les transformer. Comme pur moyen d'agitation, le parlementarisme relève de la technique de la manipulation et de l'automystification (consciente ou inconsciente). Il fait perdre au parti son caractère d'organisation pour l'action.

      Engels a écrit cet article en français, non pour l'Allemagne (où la question parlementaire ne se posait pas encore, la révolution bourgeoise et les droits constitutionnels n'existant pas encore), mais pour la France, afin que les prolétaires français ne se contentent pas des libertés et des droits bourgeois, mais revendiquent leurs propres mots d'ordre de classe, en sortant de la sphère bourgeoise. Même le parlementarisme révolutionnaire de l'époque chartiste permet de se prémunir contre les illusions d'un changement de gouvernement dans le cadre capitaliste. En l'affirmant Engels contribue à prémunir le prolétariat français contre les pièges des libertés et institutions républicaines bourgeoises, préparant les ouvriers parisiens à ne pas se laisser arrêter à la révolution de février 1848 et à poursuivre leur lutte jusqu'au renversement de l'appareil politique bourgeois.

13   Marx définit comme suit cette formule : « Il n’est pas d'innovation importante, de mesure décisive, qui ait jamais pu être introduite en Angleterre sans cette pression de l'extérieur, soit que l'opposition en ait eu besoin contre le gouvernement, soit que le gouvernement en ait eu besoin contre l'opposition. Par Pressions de l'extérieur, l'Anglais entend les grandes manifestations populaires extra-parlementaires, qui naturellement ne peuvent être organisées sans l'active participation de la classe ouvrière. » (« Un meeting ouvrier à Londres », Die Presse, 2-2-1862, trad. fr. : MARX-ENGELS, La Guerre civile aux États-Unis, 10/18, p. 209.)

14   Engels prend bien soin de définir cette « démocratie » — ce n'est qu'une phase de la lutte : « La démocratie vers laquelle l'Angleterre s'achemine, c'est la démocratie sociale. Mais la simple démocratie est incapable de remédier aux maux sociaux. L'égalité démocratique est une chimère ; la lutte des pauvres contre les riches ne peut donc être menée jusqu'à son terme ultime sur le terrain de la démocratie ou de la politique en général. Cette phase n'est donc qu'un point de transition, c'est le dernier moyen purement politique que l'on puisse employer, car, aussitôt après, il faut que se développe un élément nouveau, un principe dépassant tout élément politique : celui du socialisme. » (ENGELS, « La Situation de l'Angleterre », Vorwärts, octobre 1844.)

15   Les Fraternal Democrats rassemblaient les révolutionnaires émigrés du continent et l'aile radicale du chartisme composée presque exclusivement d'ouvriers dirigés par Julian Harney, partisans de la conquête violente du pouvoir de l'État par les ouvriers en opposition aux chartistes modérés à la Lovett qui recommandaient uniquement des moyens de pression « moraux », tels que pétitions, meetings, etc. Les communes londoniennes des Justes et l'Association pour la formation des ouvriers y adhérèrent également (Schapper et Moll siégèrent au comité directeur). Marx et Engels participèrent à la préparation de la réunion du 22 septembre 1845 des démocrates de différentes nations qui créèrent la base de la Société des démocrates fraternels. Ils gardèrent toujours le contact avec cette organisation et s'efforcèrent de l'influencer dans le sens du socialisme scientifique et de l'internationalisme prolétarien, surtout au travers des membres de la Ligue des communistes, noyau véritablement prolétarien. Les Démocrates fraternels, sous la direction de Harney, organisèrent la Fête des nations, le 29 novembre 1847, à laquelle participèrent plus de mille personnes, Anglais, Français, Allemands, Polonais, Italiens, Espagnols, Suisses, etc.

      Peu avant le déclenchement de la révolution de 1848 et de la défaite décisive des chartistes face aux troupes de Wellington le 10 avril 1848, l'Association des démocrates fraternels lança un manifeste qui témoigne qu'elle fut, en 1848, le point d'arrivée des efforts de Marx-Engels pour rassembler sur leurs positions les révolutionnaires de tous les pays européens en une Internationale, et le point de départ qui anticipe la Ire Internationale de 1864.

16   Cette association fut fondée en 1847 à Londres par des bourgeois anglais de tendance radicale et libérale. Certains émigrés italiens, hongrois et polonais y adhérèrent ainsi que des démocrates bourgeois tels que Giuseppe Mazzini, qui fut l'un des initiateurs de la Ligue. Comme Engels le prévit, la Ligue cessa toutes ses activités — au reste assez minces — en 1848.

17   Malgré son opposition à la Ligue internationale bourgeoise et sa critique du libre-échange, Marx optera pour le libre- échange, parce que « le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. Et c'est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre- échange. » (Discours sur le libre-échange du 9 janvier 1848, prononcé devant l'Association démocratique de Bruxelles.) Pour réaliser le socialisme, il faut la suprématie économique et politique préalable de la bourgeoisie (non pas dans tous les pays, mais dans le groupe le plus important d'entre eux).

      En poussant à leur comble les possibilités de la production, les antagonismes de classe et la lutte pour la vie, la libre concurrence force les travailleurs à s'unir. En ce sens, elle hâte donc leur émancipation politique et sociale. Cette accélération du développement des conditions préalables du socialisme, on l'obtient non en entrant dans le jeu des institutions bourgeoises, mais en exerçant sur elles une pression de l'extérieur, après avoir formé ses propres organisations de classe. En agissant ainsi sur les conditions bourgeoises progressives, il faut constamment mettre en évidence leur caractère transitoire et partiel, afin de ne pas compromettre ses propres buts de classe.

18   Cet aperçu de l'activité de Marx au cours de la période charnière de février 1848 illustre les activités politiques (ou militantes) de Marx-Engels. Nous l'extrayons de Karl Marx : Chronik seines Lebens in Einzeldaten (Marx-Engels Verlag, Moskau, 1934) préparé par M. Riazanoff à partir des lettres, écrits et autres documents datés qui ont permis, parfois au jour le jour, de reconstituer l’emploi du temps de Marx.

19   Nous mettons entre parenthèses les données ou écrits à  partir desquels Riazanoff a pu établir les activités de Marx. Nous utilisons les abréviations utilisées par Chronik. MEGA est le sigle pour Marx-Engels Gesamtausgabe, œuvres complètes de Marx-Engels préparées par Riazanoff.

20   À en croire les rapports de la police bruxelloise, sur les 6 000 francs que Marx venait de recevoir comme héritage de son père, il en aurait dépensé 5 000 pour acheter des armes destinées aux ouvriers de Bruxelles.

21   En s'appuyant sur les Fraternal Democrats, dont une délégation était arrivée à Paris début mars, ainsi que sur le comité londonien de la Ligue, Marx pouvait maintenant, au nom de la Ligue communiste, rompre avec les organisations démocratiques d'artisans allemands qui formèrent le projet de constituer une légion allemande recrutée à Paris pour propager la révolution en Allemagne. Bornstedt, qui avait été admis à Bruxelles comme membre de la Ligue, fut radié. Marx et ses partisans démissionnèrent de la Société démocratique et créèrent une nouvelle organisation : l'Union ouvrière, composée presque exclusivement de travailleurs manuels.

22   The Northern Star, 4 mars 1848. Lors de leur séjour à Londres, fin novembre à début décembre, en vue de participer au deuxième congrès de la Ligue des communistes, Marx et Engels prirent contact, entre autres, avec les Démocrates fraternels et décidèrent d'entrer en liaison plus étroite avec eux. Dans ces discussions, Marx intervint au nom de l'Association démocratique de Bruxelles.

23   La Northern Star avait publié, le 8-1-1848, l' « Adresse aux ouvriers de Grande-Bretagne et d'Irlande », lancée par les Démocrates fraternels pour démasquer la manœuvre des classes dirigeantes anglaises qui prétendaient que la France voulait attaquer les côtes britanniques (elles s'efforçaient de détourner par une propagande chauviniste les masses des luttes populaires et démocratiques). L'adresse appelait les ouvriers à résister à tous « les conjurés qui suscitent la haine d'un peuple contre l'autre avec leurs mensonges, afin de faire croire que les hommes des (différents pays sont tout naturellement ennemis entre eux ».

24   Marx, in Deutsche Brüsseler Zeitung, 13 février 1848.

      En réponse à un article de l'hebdomadaire belge de tendance radicale et démocratique bourgeoise — le Débat social—, Marx précise, d'une part, le rôle des associations démocratiques en Belgique et, d'autre part, la position des communistes vis-à-vis des utopistes et des démocrates en général.

      Avec le déclenchement de la révolution de février, les événements politiques prendront bientôt un tour plus concret, la Belgique étant menacée d'une révolution analogue à celle de Paris. Le gouvernement royal, sentant le danger, finit par expulser Marx de Bruxelles, comme Engels l'a été de Paris peu auparavant.

      En ce qui concerne la situation spécifique de la Belgique dans l’Europe du XIXe siècle, cf. les numéros l et 4 de Fil du temps consacrés à « La Nation et l'État belges, produits de la contre-révolution ».

25   Marx sait fort bien que la plupart des petits pays en Europe sont ou bien des survivances du passé, ou bien des créations réactionnaires de la Sainte-Alliance contre-révolutionnaire. De fait, Engels constatera, en pleine crise révolutionnaire, que « la guerre civile n'a pas gagné la Belgique ; la moitié de l'Europe ne se tient-elle pas à ses frontières pour conspirer, avec les rebelles, comme ce fut le cas déjà pour la France de 1793 ? », ( La Nouvelle Gazette rhénane, 3-9-1848 : « Les Condamnations à mort d'Anvers ».)

26   Dès 1843, Engels écrivait : « L'évolution politique de la France montre donc clairement comment devra se dérouler l'histoire à venir des chartistes anglais [Napoléon ou Babeuf].

      « La Révolution française développa la démocratie en Europe. La démocratie est une contradiction dans les termes, un mensonge et, au fond, une pure hypocrisie (une théologie, comme diraient les Allemands). Et cela vaut, à mon avis, pour toutes les formes de gouvernement. La liberté politique est un simulacre et le pire esclavage possible ; cette liberté fictive est le pire asservissement. Il en va de même de l'égalité politique : c'est pourquoi, il faut réduire en pièces la démocratie aussi bien que n'importe quelle autre forme de gouvernement. » (Cf. « Progrès de la réforme sociale sur le continent », 4-11-1843, trad. fr. : Écrits militaires.) Ce long article retrace l'évolution du programme et l'historique des partis communistes en Angleterre, France et Allemagne, dont le marxisme a fait une synthèse nouvelle.

      En Angleterre, aux yeux de Marx-Engels, les revendications du chartisme ouvrier ne devaient pas aboutir au règne parlementaire bourgeois, mais à la révolution violente : « Le suffrage universel, qui fut en 1848, en France, une formule de fraternisation générale, est en Angleterre un cri de guerre. En France, le contenu immédiat de la révolution fut le suffrage universel ; en Angleterre, le contenu immédiat du suffrage universel, c'est la révolution. » (MARX, Neue Oder-Zeitung, 8-6- 1855.)

27   Marx entend bien distinguer entre sa position vis-à-vis du libre-échange et celle des économistes bourgeois (qui, au reste, étaient bien au courant de cette différence, puisqu'ils refusèrent à Marx la parole à leur Congrès de Bruxelles de septembre 1847).

28   Cf. MEGA, I/6, p. 653-654.

29   On ne saurait revendiquer de façon plus nette et « plausible » l'armement du peuple au cours de la crise révolutionnaire. Pour agir de manière révolutionnaire, répétera Engels, on n'a pas besoin de brandir à tout bout de champ le mot de révolution.

30   Souligné par nous.

31   Engels, texte écrit en français (MEGA, I/6, p. 422), 18 mars 1848.

      En décrivant la situation belge à la suite des événements révolutionnaires de février, Engels poursuit, sur le terrain de la lutte de classe ouverte, la polémique commencée par Marx contre le Débat social qui, après avoir tenté d'écarter les communistes allemands de l'Association démocratique belge, voulait en prendre la direction.

      Cette fois, c'est la bourgeoisie belge elle-même qui, sous la pression révolutionnaire, s'apprête à faire semblant d'appliquer les revendications démocratiques, réclamées par l'Association démocratique, afin de prendre la direction du mouvement et d'étouffer ses aspirations révolutionnaires, quitte à ne réaliser aucune de ses promesses lorsque la pression des masses aura diminué.

      Ces deux exemples témoignent du prolongement de la théorie du parti dans la vie sociale réelle, au travers de la lutte des classes.

32   Cf. La Réforme, 8 mars 1848.

      L'article de Marx est rédigé en français. Engels, de son côté, publia un article sur le même thème dans le journal chartiste The Northern Star, le 25 mars 1848, où il décrit longuement les circonstances de l'expulsion de Karl et Jenny Marx, ainsi que les buts politiques de l'Association démocratique au cours de la crise de février 1848.

33   La police prolonge, à sa manière, la polémique engagée par le Débat social — journal prétendument opposé au gouvernement royal belge — qui s’était efforcé de séparer les communistes allemands de l’Association démocratique de Bruxelles qu’ils animaient, voire de les opposer aux éléments belges.

      Le rôle du parti est précisément de démasquer aux yeux de la masse ceux qui préparent, sur le papier et dans les esprits, les actions anticommunistes, en indiquant à l’avance sur quelles positions l’ennemi va attaquer.

34 Marx poursuit en déclarant que ses papiers étaient tout à fait en règle, etc. Nous ne reproduisons pas la narration de faits qui se sont répétés des milliers de fois dans tous les pays du monde. Observons simplement que, dans sa hâte d'intervenir pour réprimer, la police agit neuf fois sur dix en se fondant sur des motifs purement inventés, donc arbitraires et faux, se mettant elle-même dans l'illégalité — ce qui, évidemment ne signifie pas grand-chose aux yeux de l'appareil légal du pays, mais peut être exploité pour dénoncer l'hypocrisie et la mauvaise foi de la « justice » et, mieux encore, de tout l'appareil légal et constitutionnel, qu'il soit démocratique ou non.

35   Lettre de Marx publiée, en pleine crise révolutionnaire, dans l'Alba, le 29 juin 1848, traduite de l'italien.

      Ce texte prolonge les discours dans lesquels Marx-Engels avaient élargi la question polonaise jusqu'aux dimensions de la politique prolétarienne, en précisant le rôle du parti chartiste dans les questions démocratiques. L'intervention de Marx auprès du mouvement démocratique italien démontre que, pour lui, les promesses de lutte commune, faites à propos de la Pologne, n'étaient pas verbales et avaient bien un caractère général.

36   Marx et Engels avaient une vision aiguë du processus qu'il fallait suivre avant de réaliser la « République allemande une et indivisible » de caractère démocratique-bourgeois :

      « Nous ne nourrissons pas l’espoir utopique que l’on proclame dès maintenant une République allemande une et indivisible, mais nous demandons au Parti démocrate radical de ne pas confondre le point de départ de la lutte et du mouvement révolutionnaires avec leur but final. Il ne s’agit pas de réaliser telle ou telle opinion, ni telle ou telle politique, il s’agit de comprendre la marche de la révolution. » (Marx, La Nouvelle Gazette rhénane, 7-61846.)

37   Cf. Engels à Marx, 9 mars 1848.

      Déjà la vague révolutionnaire, qui submergera l'Europe de 1848 à 1849, a gagné l'Allemagne, et l'épisode qu'Engels relate à Marx est un signe avant-coureur du soulèvement du 18 mars 1848 en Prusse. Les critiques d'Engels vis-à-vis du comportement des membres de la Ligue de Cologne dans l'action du 3 mars 1847 révèlent la faiblesse insigne de la Ligue communiste au moment où éclate la révolution et que surgissent les tâches pratiques. C'est encore l'immaturité générale des conditions objectives aussi bien que subjectives qui explique cette faiblesse, bien que la volonté révolutionnaire des membres de la Ligue soit remarquable.

38   Il ressort clairement de la lettre d’Engels que l'action de Cologne a été entreprise sur décision locale, sans liaison préalable avec le Conseil central, ni plan s'insérant dans un cadre d'action et de stratégie générales.

39   Avant la révolution allemande de mars 1848, la Ligue des communistes avait une commune à Cologne. Elle était composée de Karl d'Ester, Roland Daniels, Heinrich Bürgers, Fritz Anneke, Andreas Gottschalk, August Willich, etc. Une grande partie d'entre eux appartenait à la tendance du « socialisme vrai ». Ce n'est que sous l'influence de Marx-Engels au cours des événements révolutionnaires de 1848-1849 que la commune passera de leur côté, d'ailleurs non sans luttes et frictions.

      Lors de la grande manifestation du 3 mars devant l'hôtel de ville de Cologne, Andreas Gottschalk, August Willich et Fritz Anneke seront arrêtés ; ils seront amnistiés après la révolution du 18 mars et relâchés.

 

1    Cf. Seeblätter, 13 avril 1848.

      Ce tract, reproduit dans divers journaux ouvriers, est un appel à tous les ouvriers allemands pour la création d'unions ouvrières et pour la préparation d'un congrès des travailleurs. Il représente la première démarche du « parti Marx » dans la révolution : l'appel à l'union générale du prolétariat pour la lutte, condition préalable de tout succès ultérieur, dans l'intérêt aussi bien de la révolution que de la classe ouvrière elle-même.

      Cet appel fut préparé à Paris par la Ligue et transmis à Mayence par Wallau, membre du Conseil central, et Cluss, membre de la Ligue. Lors de leur retour en Allemagne, Marx-Engels s'arrêtèrent le 8 avril à Mayence, avant de rejoindre Cologne, afin d'y discuter du plan d'action ultérieur pour l'organisation d'une liaison entre les associations existantes et la création de nouvelles unions ouvrières, sortes de soviets.

2    Cf. La Nouvelle Gazette rhénane, 13 août 1848. Texte élaboré par Marx.

      cependant, ils sont achevés, se rattachant à l'ensemble doctrinal cohérent, préparé avant l’assaut révolutionnaire.

3    En général, il ne faut jamais changer ou adapter le programme lorsqu'il est mis en échec, ne serait-ce que pour juger de la situation issue de la défaite et se rendre compte du nouveau rapport de forces.

      Étant le reflet d'un état social, le programme est une force physique. Il peut disparaître de la scène politique, voire s'évanouir de la conscience des membres actuels du parti révolutionnaire, sans cesser d'exister comme tâche dans les rapports sociaux des classes, comme l'oxygène se trouve dans l'eau aussi bien que dans le feu, selon l'image de Marx.

4    Compte rendu reproduit par La Nouvelle Gazette rhénane, 19 septembre 1848.

      Marx et Engels ont clairement énoncé, en théorie, la tactique  à suivre dans les phases successives de la révolution double en Allemagne. Mais on manque cruellement de données sur leurs activités correspondantes, et notamment pour ce qui nous concerne les mesures d'organisation et le travail pratique accompagnant le passage de la lutte pour l'instauration d'une « République une et indivisible (sous la direction de la bourgeoisie ou du parti prolétarien prenant en charge cette tâche encore progressive) celle pour une « République rouge » simplement revendiquée dans le dernier numéro de La Nouvelle. Gazette rhénane.

      Devant la trahison rapide de la bourgeoisie et la défaillance du parti démocratique en Allemagne, le parti prolétarien — dans l'état où il était, avec les moyens dont il disposait, et avec la conscience générale qu'il en avait dans la réalité — tenta de prendre la direction de la lutte politique, en mettant en avant sa revendication de République rouge, pourvue de l'étiquette « démocratique-sociale ». En effet, un acte de volonté ne pouvait changer ni les conditions arriérées de l'Allemagne avec ses innombrables classes précapitalistes et petites-bourgeoises, ni la nécessité de suivre les phases précédant les conditions de sa dictature unique et entière. Selon l'expression d'Engels, « la révolution de 1848 a fait exécuter, en somme, les tâches de la bourgeoisie par des combattants prolétariens sous l'enseigne du prolétariat » (préface polonaise du Manifeste). Encore le prolétariat fut-il battu.

      Un exposé systématique de la tactique du parti dans la révolution européenne de 1848-1850 a été publié dans « La Question militaire. Phase de la constitution du prolétariat en classe, donc en parti, en Allemagne », chap. IV, Il Programma comunista, Milan (le premier chapitre y fut publié dans le no 23, de décembre 1963). Toute cette série paraîtra en français in Fil du temps de 1973, no 11, consacré à la question militaire.

      On notera que toute l'assemblée de Worringen est animée et dirigée par des membres de la commune de Cologne de la Ligue des communistes : Schapper, Dronke, Moll, Engels, etc.

5    Ce journal, porte-parole de la bourgeoisie libérale, s'était distingué davantage par ses attaques contre la révolutionnaire Nouvelle Gazette rhénane que contre le gouvernement absolutiste de Prusse.

      En ce qui concerne la défaillance du parti démocratique au cours des événements décisifs de mars, cf. Le Parti démocratique, 2-6-1848, trad. fr. : MARX-ENGELS, La Nouvelle Gazette rhénane, I, : Éd. sociales, p. 44-46 ; cf. également Programme du parti  radical-démocrate et de la gauche à Francfort, p. 65-70.

6    Cf. ENGELS, Ver Sozialdemokrat, 13 mars 1884. Dans cet article Engels analyse l'une des faces de l'activité, celle de la presse, du « parti Marx », au cours de la crise européenne de 1848-1849. Dans son ouvrage de 1905, où il définit la tactique à adopter par le parti russe dans la révolution qui se prépare, Lénine analyse longuement la position de Marx à la tête de La Nouvelle Gazette rhénane au cours d'une révolution bourgeoise qui prélude à la révolution prolétarienne (tentative qui échoua en Allemagne en 1849, mais qui réussit en Russie en février et octobre 1917). Cf. LÉNINE, « Deux tactiques de la Social-démocratie dans la révolution démocratique », Œuvres, t. IX, p. 129-139 : III. « La représentation bourgeoise vulgaire de la dictature et la conception de Marx ».

      Comme Engels le souligne, ce programme garde aujourd'hui encore toute sa valeur : après la Russie, il pouvait s'appliquer à tous les pays qui, au XXe siècle, n'avaient pas encore fait leur révolution nationale bourgeoise dans les continents de couleur, chez les peuples opprimés par l'impérialisme blanc.

7    La plupart des traductions rendent cette formule par « lutte d'accord avec la bourgeoisie » ou, pire encore, « fait front commun avec la bourgeoisie », suggérant l'idée d'un pacte formel et stable, voire d'un front unique politique avec la bourgeoisie progressive. Or, Marx-Engels ont été formels sur ce point : tant que la bourgeoisie est révolutionnaire, le prolétariat luttera à ses côtés sans s'allier ni se fondre avec elle sur le plan organisationnel ou programmatique, bref il nouera une alliance qui ne se conclut pas sur le papier, mais sur les champs de bataille » (ENGELS, La Nouvelle Gazette rhénane, 15-2-1848).

      En ce qui concerne la stratégie dans la période des luttes nationales progressives, cf. MARX-ENGELS, Écrits militaires, p. 433- 446.

      Au Congrès de Bakou qui définit la stratégie à adopter dans les pays coloniaux où l'instauration du capitalisme était encore progressive, l'Internationale communiste reprit scrupuleusement — sans s'y tenir dans la pratique ultérieure, hélas ! — la position classique de Marx-Engels : « L'Internationale communiste doit entrer en relations temporaires et former aussi des unions (soviets) avec les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés, sans toutefois jamais fusionner avec eux et en conservant toujours le caractère indépendant de mouvement prolétarien même dans sa forme embryonnaire. » (Cf. Quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste, 1919-1923, réimpression en fac-similé, Maspero, 1969, p. 56.) En ce qui concerne la discussion de ce point et l'évolution ultérieure de la question, cf. H. CARRÈRE D'ENCAUSSE et S. SCHRAM, Le Marxisme et l’Asie, 1853-1964, A. Colin, p. 202-203, 314-360.

8    Comme on le sait La Nouvelle Gazette rhénane portait en sous-titre « Organe de la démocratie », mais elle n'avait pas pour autant un programme purement démocratique. Son rôle fut plutôt de critiquer les agissements des démocrates : « Nous n'avons jamais ambitionné l'honneur d'être l'organe de quelque gauche parlementaire. Étant donné les éléments disparates dont est né le parti démocratique en Allemagne, nous avons au contraire toujours estimé qu'il était de toute nécessité de surveiller personne plus étroitement que les démocrates eux-mêmes. » (MARX-ENGELS. La Nouvelle Gazette rhénane, I, Paris, Éd. sociales, p. 422, article d'Engels, « Le Débat sur la Pologne à Francfort », 25-8-1848.)

9    Allusion aux articles de La Nouvelle Gazette rhénane (trad. Éd. sociales, I, p. 65-70, 114-116, 137-140, 239-245, 246-255, etc.) sur les assemblées de Francfort et de Berlin, écrits en grande partie par Marx, et qu'Engels reprit dans son ouvrage Révolution et contre révolution en Allemagne, Éd. sociales, p. 282.

10   Engels fait allusion à l’article de Marx intitulé « La Révolution de juin », cf. MARX-ENGELS, La Nouvelle Gazette rhénane, I, p. 180-185.

11   Sur la participation. d'Engels au soulèvement en Bade et dans le Palatinat dans les corps-francs de Willich, cf. « La Campagne pour la constitution du Reich », « La Révolution démocratique-bourgeoise en Allemagne, Éd. sociales, 1951, p. 115-202.

12   Cf. La Nouvelle Gazette rhénane, 14 octobre 1848.

13   Nous extrayons ces brefs relevés des diverses interventions de Marx dans la Société démocratique de Vienne des journaux Der Radikale, 31-8-1848, Die Constitution, 1-9-1848, et Der Volksfreund, 5-9-1848 (cf. Werke, 5, p. 490-91).

      Le 2 septembre 1848, Marx fit un exposé sur « Travail salarié et capital » lors de la réunion de la Première Société ouvrière de Vienne, mettant en évidence que les rapports sociaux du salariat et du capital étaient à l'origine de la révolution sociale de 1848.

      Après l'échec de la révolution d'octobre à Vienne, Marx parla devant la Société ouvrière de Cologne : Marx fit un exposé sur les événements survenus à Vienne, et expliqua que si Winlidischgrätz, a réussi à conquérir Vienne, c'est à cause des multiples trahisons de la bourgeoisie de cette ville. »

14   Cf. La. Nouvelle Gazette rhénane, 6 décembre 1848.

      Cf., en outre, les articles du volume I des Éditions sociales sur les différents procès de Marx ou des membres de la commune de la Ligue communiste de Cologne : « Arrestations », p. 216, 217-220, « Information judiciaire contre La Nouvelle Gazette rhénane », p. 228-231, 255-259 : « Le Conflit entre Marx et la qualité de citoyen prussien », p. 461-464 ; volume II : « Le Procureur général Hecker et La Nouvelle Gazette rhénane », p. 75-80 ; « Le Parquet et La Nouvelle Gazette rhénane », p. 146-149 ; « Trois procès d'État contre La Nouvelle Gazette rhénane, p. 173-174 ; « Procès contre Gottschalk et ses compagnons », p. 255-267 ; « La Contre-révolution prussienne et la magistrature », p. 268-76, et le dernier article, magnifique, sur l' « Interdiction de La Nouvelle Gazette rhénane par la loi martiale » du 19-5-1849 (trad. fr. : MARX-ENGELS, Écrits militaires, p. 262-264).

15   Cf. traduction française de l'article d'Engels sur la « Parodie de guerre au Schleswig-Holstein », 5-6-1848 (ibid., p. 195-197).

16   Cf. MARX, « La Bourgeoisie et la contre-révolution », La Nouvelle Gazette rhénane, 10-12-1848. Dans sa plaidoirie devant la cour d'assises de Cologne, Marx développe le postulat fondamental du socialisme scientifique : « La révolution n'est pas une question de forme d'organisation, mais une question de force », qui résume toute la supériorité du socialisme scientifique sur les premiers balbutiements de l'utopisme (et toutes ses formes ultérieures, plus ou moins avouées). En effet, c'est une utopie de croire qu'il faut réaliser d'abord un modèle d'organisation, par exemple, de la production (coopératives, cellules d'entreprise, conseils de fabrique) ou de relations humaines (dans le parti ou la société), afin de l’étendre progressivement au reste de la société : cette conception rejoint le réformisme et abandonne le terrain de la violence révolutionnaire de classe.

      Cette formule de Marx implique toute une vision matérialiste du développement économique et politique de la société sur la base de grandeurs ou masses physiques qui évoluent sans lois abstraites a priori, d'inspiration finalement divinisées (justice, égalité, démocratie, souveraineté de l'esprit ou de la raison dans le peuple, le roi ou le chef), mais d'après les besoins de leur vie et de leur développement.

17   MARX, « Le Procès du comité de district rhénan des démocrates, plaidoirie de Marx », La Nouvelle Gazette rhénane, 25-2-1849.

18   Les procès contre les bolcheviks au cours de la contre-révolution stalinienne relèvent de la même idéologie hypocrite, appliquée aux révolutionnaires par un adversaire qui prétend revendiquer l'héritage de la révolution bolchevique. D'où tous les mensonges et mystifications qui font apparaître aujourd'hui le parti comme un moyen de coercition dirigé contre les militants eux-mêmes, bref un appareil monstrueux et diabolique qui se retourne contre ses propres auteurs (en fait, la contre-révolution a liquidé, avec des moyens insidieux, la grande révolution de 1917 et son acquis).

      Aux yeux du marxisme révolutionnaire, la vie de la IIIe Internationale comporte une autre leçon, à savoir que la « terreur idéologique » au sein du parti est non seulement nocive, mais encore inutile du point de vue de la révolution. Alors que la doctrine communiste se diffuse du fait qu'elle correspond aux brûlantes réalités sociales, cette malheureuse méthode consistait à vouloir remplacer ce processus naturel et organique par une catéchisation forcée : c'est ainsi que des éléments récalcitrants et égarés, soit pour des raisons plus fortes que les hommes et le parti, soit à cause des imperfections mêmes du parti, furent publiquement humiliés et mortifiés en congrès, sous les yeux de l'ennemi de classe, même quand ils avaient représenté le parti et dirigé l'action révolutionnaire dans des épisodes politiques de portée historique. Imitant la méthode chrétienne de la pénitence et du mea culpa, l'Internationale prit l'habitude de contraindre ces éléments à une confession publique de leurs erreurs, le plus souvent en leur promettant plus ou moins de retrouver par ce moyen d'importantes positions dans les rouages de l'organisation. Un moyen aussi philistin et parfaitement conforme à la morale religieuse n'a jamais amendé aucun membre du parti, ni protégé le moins du monde ce dernier contre les menaces de dégénérescence. Au contraire. Lorsque le parti s'achemine vers la victoire, l'obéissance des militants est spontanée et totale, mais non aveugle et forcée : la discipline centrale répond à la cohérence entre les fonctions de la base et du centre avec leur action et leur programme, et aucun dressage bureaucratique, aucun volontarisme antimarxiste ne peut s y substituer si elle fait défaut.

      Dans les terribles confessions auxquelles furent réduits les grands chefs révolutionnaires avant de disparaître dans les purges de Staline, comme dans toutes les palinodies qui accompagnent les tournants ultérieurs du communisme dégénéré russe, chinois, etc., les autocritiques sont une méthode contre-révolutionnaire, d'ignobles absurdités inutiles et hypocrites que la méthode (bigote et bourgeoise) de la réhabilitation n'efface évidemment en rien. C'est par l'abus croissant de telles méthodes que la dernière vague de la contre-révolution est parvenue à brouiller jusqu'aux yeux souvent même des révolutionnaires, la vision de la lutte et des méthodes communistes. En effet, c’est en agitant le vain et vide recours démocratique la consultation des volontés de la base du parti que certains opposants pensèrent sauver le processus révolutionnaire, dicté par les rapports de force, comme si l'adversaire triomphant se laissait impressionner et arrêter par des bulletins de vote dans sa course où lui-même est poussé par des forces sociales et économiques toutes matérielles.

 

19   Cf. Freiheit, Arbeit, 21 janvier 1849.

      Après l'exposé de la politique générale du parti dans la crise révolutionnaire, cette série de textes aborde les luttes entre organisations et au sein même du parti ouvrier, qui ont lieu parallèlement au passage à la revendication de la République rouge démocratique-sociale, soit à la direction par le parti ouvrier de l'ensemble des forces révolutionnaires, prolétariennes aussi bien que petites-bourgeoises et bourgeoises.

      Dans ces conditions, la lutte au sein même des organisations ouvrières tourna autour de la question de savoir s'il fallait utiliser les moyens politiques.

      Marx s'opposa essentiellement à Gottschalk, fondateur de l'Union ouvrière, évincé ensuite par Marx et ses partisans. Gottschalk soutenait les revendications économiques spécifiques des ouvriers, et se comportait passivement sur le plan politique, se contentant de remettre des pétitions au nom des travailleurs aux autorités en place dans le cadre politique établi. Marx-Engels, au contraire, proposaient une large action politique tendant, par tous les moyens politiques possibles dans le cadre donné de la phase historique et du programme communiste, à renverser les puissances établies. Ainsi, Marx joua un rôle dirigeant dans le Comité démocratique de la province rhénane qui rassemblait des forces révolutionnaires disparates de la bourgeoisie, petite-bourgeoisie, paysannerie et artisanat. L'Union ouvrière y côtoyait la Société démocratique ainsi que l'Association pour les ouvriers et les patrons, aussi longtemps que tout ce monde était révolutionnaire.

      Le présent texte illustre de façon tranchée la conception de l'activité, et donc de l'organisation, toute politique de Marx-Engels, puisqu'il s'agit de la question des élections au cours de la révolution bourgeoise ou, en d'autres termes — plus significatifs —, de la révolution antiféodale et anti-absolutiste dans laquelle, par définition, l'un des actes révolutionnaires essentiels est précisément le transfert de la souveraineté politique du prince au peuple, transfert s'accompagnant de bouleversements gigantesques dans l'économie et la société : le parlementarisme est alors révolutionnaire.

20  Le fait que la démocratie fit faillite n'infirme en rien la justesse de la tactique adoptée dans la situation donnée, et ne justifie nullement que l'abstention politique eût été plus conforme au programme communiste ou plus efficace. D'abord, cette tactique était la seule possible et la seule souhaitable dans la phase anti-absolutiste de la révolution (permanente, comme la définira Marx dans son Adresse de 1850, pour l'Allemagne). Elle ne freinait ni n'arrêtait alors l'activité révolutionnaire des masses, contrairement à ce qui se passe dans la crise qui précède l'assaut révolutionnaire du prolétariat dans un pays déjà capitaliste (cf., par exemple, les élections du 26 mars 1871 en ce qui concerne la Commune de Paris, MARX-ENGELS, La Commune de 1871, 10/18, p. 105, et note 105, p. 300).

21  Cf. Freiheit, Brüderlichkeit, Arbeit, 22 avril 1849.

      Deux conditions sont posées à une action en commun avec les forces démocratiques des autres classes sociales : qu'il s'agisse de réaliser des tâches progressives bourgeoises ; que ces forces luttent sur le terrain révolutionnaire. C'est la seconde condition qui, faisant défaut en Allemagne au cours de cette période déterminée, justifia l'abandon de cette organisation vidée de toute signification. Hélas, la phase historique « démocratique » n'en fut pas surmontée pour autant. Au contraire. Les faibles forces du prolétariat furent de plus en plus seules sur le terrain révolutionnaire, non encore prolétarien.

22 Cf. Freiheit, Brüderlichkeit, Arbeit, 22 avril 1849.

      Un intérêt nouveau se manifeste depuis quelques années en Allemagne pour le passé révolutionnaire de ce pays. En témoigne par exemple, la réimpression de la presse militante des années 1848. Les éditions Detlev Auvermann K.G. de Glashütten im Taunus viennent, récemment, de publier en fac-similé l'organe de l'Union ouvrière de Cologne Freiheit, Arbeit (14-1-1849 - 24- 6-1849), en l'introduisant du texte de H. von Stein, Der Kölner Arbeiterverein (1846-1849), qui fut publié pour la première fois en 1921, et en l'accompagnant des remarques de E. Czobel, extraits de Grünberg Archiv, vol. 11, p. 299-335, Leipzig, 1925, ainsi que des pages 429-432 extraites du premier volume de Marx-Engels, Archiv, Francfort, 1928.

      Signalons enfin, chez le même éditeur, la réimpression de la revue du Banni : Der Geächtete, Zeitschrift in Verbindung mit mehreren deutschen Volksfreunden herausgegeben von J. Venedey, Paris, 1834 — déc.-janv. 1846.

23   Cf. Freiheit, Brüderlichkeit, Arbeit, 29 avril 1849.

      Ces comptes rendus d'activité de parti témoignent de la lutte que Marx-Engels durent engager au sein de l'organisation pour défendre et expliquer leur conception du cours de la révolution.

      En général, les réunions où les discussions sont souvent longues, apparemment tortueuses, voire sibyllines, et parfois âpres, sont précisément celles où les militants se forment, explicitant pour eux-mêmes les mots d'ordre du parti et ses principes avec les préoccupations et les problèmes concrets qui se posent aux individus dans les diverses localités et conditions particulières (dont les arguments opposés dans la discussion reflètent souvent la nature). C'est donc dans ces réunions que s'élabore la conscience de l'action historique du prolétariat. Grâce à cette activité, « la théorie devient une force, en gagnant les masses ».

24   En 1848-1849, les démocrates républicains furent appelés « les subversifs » par les constitutionnels bourgeois que les premiers baptisèrent « les braillards ».

25   Cf. Freiheit, Brüderlichkeit, Arbeit, 29 avril 1849.

26   Cf. La Nouvelle Gazette rhénane, 26 avril 1849, supplément.

27   Cf. Deutsche Zeitung, 22 mai 1849.

      On trouvera d'intéressantes notes ou documents sur l'activité de Marx-Engels pour la période allant d'avril 1848 à juin 1849 en annexe au volume III de MARX-ENGELS, La. Nouvelle Gazette rhénane, Paris, Éd. sociales, p. 463-517. De même, les « Dates principales de leur vie et de leur activité en 1848 et 1849 permettront de mieux situer l'œuvre de Marx-Engels au cours de cette période révolutionnaire.